Photo 5 : Buşra Keser
Buşra KESER
“Quand je demande aux jeunes de la quatrième génération quelles sont leurs origines, ils me répondent : belges !
C’est triste parce que la connexion avec les origines est essentielle.”
Centre culturel de Bomel, 25 janvier 2025, Namur.
Témoignage :
Je m’appelle Buşra Keser, j’ai trente-sept ans. Je vis à Namur depuis trois ans et demi. J’ai une charge d’enseignante dans le cadre du programme d’ouverture aux langues et aux cultures (OLC) qui propose des cours spécifiques aux écoles de l’enseignement maternel, primaire et secondaire. C’est un partenariat entre la Fédération Wallonie-Bruxelles et huit pays étrangers, dont la Turquie. J’enseigne la langue et la culture turques à des élèves issus pour la plupart de la quatrième génération d’immigration.
Mon mari est instituteur en Turquie. Il a pris une pause-carrière pour m’accompagner ici. Nous avons deux filles, âgées de sept mois et huit ans. La plus jeune est née ici. En 2027, à la fin de mon contrat, nous allons probablement rentrer chez nous, à Rize, dans la région de la Mer Noire.
Le programme OLC intéresse de moins en moins les parents d’origine turque qui demandent rarement aux directions des écoles où sont inscrits leurs enfants de participer à ce programme. Ils nous disent que leurs enfants manquent de temps en temps des cours, qu’ils suivent déjà les cours à la mosquée. Nous sommes trente enseignants turcs aujourd’hui pour toute la Belgique. Bientôt, le programme n’en concernera plus que cinq. Les enfants des dernières générations commencent à mélanger les langues, même avec leurs parents à la maison. Et donc, ils ne parlent ni n’écrivent plus le turc.
Nous, nous sommes de passage en Belgique. Notre fille aînée commence à très bien parler le français mais elle se languit de la Turquie, de ses cousins et de ses amis. Elle veut y retourner dès que possible. Mon mari, lui, aime beaucoup la Belgique, le respect des lois et des règles qui est plus relatif chez nous. Moi je trouve les Belges très gentils et chaleureux. La nature, le climat sont proches de ceux du Nord de la Turquie. Je me sens bien dans mon quartier ici, à Saint-Servais.
Mon regard sur la communauté turque est particulier : je découvre la Belgique et ses habitants, dont les Turcs installés ici depuis soixante ans. La communauté turque ici est très différente selon les générations. Les Turcs de première et de deuxième générations sont conservateurs et très attachés à leur pays d’origine, alors que les générations suivantes s’en détachent. Surtout les jeunes de la quatrième génération. Quand je leur demande quelles sont leurs origines ils me répondent : belges ! C’est triste parce que la connexion avec les origines est essentielle. On peut préserver sa culture tout en étant très bien intégré au pays d’accueil. C’est la différence entre l’amalgame et l’assimilation. En même temps, c’est aussi normal.
Et pourtant, les jeunes Turcs suivent des parcours scolaires et professionnels différents de ceux des Belgo-Belges. Leur scolarité, les emplois qu’ils occupent, sont moins étoffés. Je m’intéresse beaucoup à la question : avec un conseiller en éducation de l’Ambassade turque, nous développons un projet visant à favoriser les études supérieures chez les jeunes. Nous organisons des rencontres entre des jeunes Turcs qui terminent leur parcours universitaire et des jeunes d’origine turque inscrits dans le secondaire. Il y a eu deux rencontres à ce jour ; la troisième est prévue prochainement à Namur.
Je crois que les deux premières générations d’immigrés se sont trompées dans l’orientation scolaire des jeunes. Elles ont priorisé l’enseignement alternatif. Les parents ont dit à leurs enfants : “Si tu n’arrives pas à faire des études, au moins apprends un métier”, au lieu de leur dire : “Tu dois devenir ingénieur ou médecin”. Évidemment, travailler tout de suite permet de gagner de l’argent et d’aider la famille. Les longues études très qualitatives retardent le processus.
Je ne connais pas le poids de la pratique de la religion musulmane dans cette situation. J’ai juste en tête une anecdote qui m’a étonnée dernièrement. J’animais un groupe d’enfants de classes maternelles, de toutes origines. J’avais décidé de leur apprendre une berceuse, et mon choix s’est porté sur “Frère Jacques, dormez-vous ? Sonnez les matines…” Vous voyez ? Les matines, c’était un moment de prière catholique. Les petits musulmans de mon groupe se sont bouché les oreilles. Je leur ai demandé pourquoi ils ne voulaient pas écouter cette chanson alors que je l’avais choisie et que je suis musulmane moi aussi. Ils m’ont répondu que cette chanson était “Haram”, interdite donc.
Le Coran est commun à tous les musulmans, mais la manière de l’interpréter varie.
La Constitution érigée par Mustafa Kemal Atatürk, sans doute la plus moderne du XXe siècle, a amené la laïcité en Turquie en créant une structure dédiée aux questions religieuses qui permet le dialogue entre tous, croyants et non-croyants. Je constate toutefois que les choses évoluent dans le sens d’une ouverture ici comme là-bas.
Retrouver ses racines pour mieux s’ouvrir aux autres ce n’est pas une idée facile à comprendre, mais elle est centrale pour moi.
L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.
