Photo 10 : Fouad Zakkaoui

Fouad ZAKKAOUI

 

photo Zakkaoui

“Je me suis alors souvenu de mon arrivée en 2001, sans rien dans les poches.

Aujourd’hui je suis Belgo-Marocain.”

“Aux Délices de Namur”, boulangerie-pâtisserie ,13 décembre 2024, Namur.

Témoignage :

Je m’appelle Fouad Zakkaoui, j’ai quarante-huit ans. Je suis né et j’ai passé toute mon enfance et ma jeunesse à Casablanca où mon père avait un commerce. J’ai entamé une formation en école hôtelière que je n’ai pas terminée, et en même temps, je jouais au football dans une équipe junior, à un niveau élevé.

En 2001, je suis venu en Belgique pour la première fois pour un tournoi de foot dans la région de Charleroi. J’ai décidé de ne pas rentrer au Maroc, sans prévenir mes parents, sans leur dire au revoir. C’était une décision improvisée. Je voulais vivre ici pour la qualité de vie. Des gens du milieu du football et d’autres m’ont bien aidé. Je n’avais pas de papiers en règle, je parlais juste un peu le français et je n’avais que quelques billets d’argent français sur moi. Ici c’étaient encore des francs belges. J’étais seul dans un pays où il fait le plus souvent froid et gris.

Mon père est mort en 2002, je n’ai pas pu rentrer à cause de mon statut irrégulier. Pendant deux ans, j’ai habité dans des tas d’endroits différents : chez des amis, à l’hôtel… Ça ne favorise pas les relations sociales avec d’autres personnes que des amis proches. Mais à l’époque, l’ambiance générale était plutôt sereine, les gens accueillants et sympas.

J’ai d’abord eu l’idée d’ouvrir une boulangerie-pâtisserie à Charleroi. Récemment, en 2023, j’en ai ouvert une autre chaussée de Waterloo à Namur, après un an de travaux. Idéalement, j’aurais préféré ouvrir dans le centre. J’y propose des pâtisseries belges et orientales. Il n’y avait pas encore de boutiques de ce genre à Namur. Comme je n’ai pas trouvé de logement à loyer raisonnable à Namur, j’habite toujours à Charleroi.

J’ai été heureux d’obtenir la nationalité belge. Je crois que c’était en 2014. Il n’y avait pas de gouvernement cette année-là et les démarches administratives étaient ralenties. Je me suis alors souvenu de mon arrivée en 2001, sans rien dans les poches. Aujourd’hui, je suis Belgo-Marocain.

La vie est facile ici. On ne laisse pas les gens crever de faim. Pendant le Covid-19, il y a eu beaucoup d’aides. Les agents de l’administration sont aimables et corrects.

Avant le Covid-19, je retournais au Maroc tous les ans. Depuis, je n’y suis plus allé, d’abord parce que je n’étais pas vacciné, ensuite parce que j’étais pris par le travail. Là-bas, les gens remarquaient ma voiture, constataient que j’étais marié, que j’avais des enfants, et ils pensaient que j’avais de l’argent. Par contre, ma famille a toujours été la même avec moi. Je n’ai pas changé.

Le Maroc s’est transformé aujourd’hui. C’est un pays ouvert sur le monde. Il y a des gens qui viennent de partout. C’est beaucoup plus ouvert pour les Européens.

Je me sens bien ici, mais aujourd’hui, les gens sont plus méfiants, même dans la communauté marocaine. La société est plus violente, il y a beaucoup de vols, la police est méfiante. Avant, on immigrait uniquement pour venir travailler.

Depuis 2010, il y a des problèmes avec les jeunes Marocains de la troisième génération. Avec tous les jeunes, en fait. Je pense que c’est aux parents de régler ça. Il faut qu’ils parlent à leurs enfants, filles ou garçons. C’est à eux de les cadrer, de les diriger et de leur dire de respecter les gens. Aux jeunes Marocains, mais aussi à tous les autres, je dirais d’écouter les adultes, de s’occuper et de faire du sport.

Je ne changerais rien à ma vie, sauf peut-être ma profession : je n’ai pas d’horaire, nous sommes toujours ouverts et je travaille la nuit pour être prêt dès le matin.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 9 : Farid El Arbaoui

Farid El ARBAOUI

 

photo El Arbaoui

“Je conseille avant tout aux jeunes de faire le point, de se poser les bonnes questions.

Pourquoi en sont-ils là ?

Qu’est-ce qui ne va pas chez eux et qui marche chez les autres ?”

Grand-Place, janvier 2025, Auvelais.

Témoignage :

Je suis né dans la région de Sambreville le 10 juillet 1980. Je suis marié depuis dix-sept ans. Ma femme et moi nous avons deux garçons âgés de neuf ans et six ans qui fréquentent l’école communale. Quand je l’ai rencontrée, ma femme vivait avec ses parents à Moignelée. Elle est de la seconde génération, sa famille est originaire du centre du Maroc. Mes parents connaissaient les siens ; c’est ainsi que nous nous sommes rencontrés.

Moi, je suis de la troisième génération. Mon grand-père Ahmed – paix à son âme – est arrivé le premier en Belgique en 1966 pour travailler dans les mines de Farciennes. Il était originaire de Nador, une grande ville du Rif oriental.

À dix ans, mon père l’a rejoint avec ses frères et ma maman. Il a poursuivi sa scolarité ici et il a décroché un diplôme de soudeur. Pendant des années, il a exercé ce métier au Roton à Farciennes. Puis il a suivi des cours du soir pour y travailler comme mécanicien et il a fini par obtenir un poste de direction, toujours au Roton. Après la fermeture de l’entreprise, il a dirigé une carrière du côté de Liège pendant une quinzaine d’années.

Lorsqu’il a pris sa retraite en 2013, il occupait une fonction de direction chez Béton PMN à Namur, où je travaillais moi aussi depuis 2004. Je m’occupais de la centrale à béton et du planning des camions toupies. C’était intense mais je ne me voyais pas faire ça toute ma vie. J’ai repris des cours du soir de bachelier en génie civil, à l’école des cadets de Namur. J’étais motivé parce que, quand j’étais adolescent, au lieu de suivre le conseil qu’on m’avait donné, je n’avais pas terminé mon graduat en électromécanique ; j’avais laissé tomber. Une folie ! J’étais inconscient, j’aimais faire la fête. Mon père me disait : “Farid, tu es à la maison, profites-en. Tu n’as rien à payer”. J’étais vraiment stupide. Quand j’ai repris les cours du soir, j’étais déjà marié. Pendant cinq ans, cela n’a pas été facile. Mon diplôme de bachelier en génie civil m’a permis de devenir directeur-adjoint chez BPMN en 2017 après des négociations serrées avec les nouveaux repreneurs.

Un de mes plus heureux souvenirs, c’est certainement le jour de notre mariage, ici à la commune. Parmi les plus malheureux, il y a le décès de mon oncle maternel.

Je suis Belgo-Marocain. Je le dis dans cet ordre parce que la Belgique est mon pays natal, c’est ici que je vis avec ma famille. Je suis totalement intégré en Belgique. Mon parcours de vie en général n’est pas différent de celui d’un Belgo-Belge, sauf peut-être mon rapport à la religion et à la nourriture. Je me sens profondément musulman et je prie souvent.

Au travail, rien ne me différencie des autres. Je fais mes prières quotidiennes, mais pas au travail. Je les fais en rentrant chez moi. Je suis attentif à vivre ma religion en dehors de mes activités professionnelles.

Je veille à l’éducation de mes enfants. En ce moment, ils sont à la mosquée. Ils suivent aussi des cours d’arabe classique le samedi et le dimanche. Quand j’étais jeune, à la maison, nous parlions un dialecte berbère. Je ne connaissais par l’arabe fusha (arabe classique). Mes parents m’ont envoyé l’apprendre dès mes six ans.

Dans mon enfance, ma relation avec le Maroc a été rythmée par les retours annuels au pays et les retrouvailles avec notre famille. Quand je suis au Maroc, les gens remarquent tout de suite à ma façon de m’habiller ou à mon accent que je suis Européen. Maintenant, avec ma petite famille, nous y retournons tous les deux ou trois ans. On aime voyager, voir d’autres pays, découvrir d’autres coutumes.

Avec ma femme, nous nous sommes dit tout de suite que nous retournerions bien sûr au Maroc mais que nous voyagerions aussi ailleurs. Nous sommes allés en Italie, en Espagne, en Tunisie. Notre premier voyage, en 2010, avant d’avoir nos enfants, c’était en Turquie. Trois mille kilomètres en voiture. On dormait chez les gens, comme dans l’émission “J’irai dormir chez vous” d’Antoine de Maximy. Nous parlions anglais avec eux et nous avons été merveilleusement reçus. Le fait d’être musulmans et d’origine marocaine a sans doute été un plus. Je me sentais chez moi. On y est retournés avec les enfants, mais cette fois-là, nous avons logé dans des hôtels.

Je suis fier de mon parcours. Et cette fierté-là, je la dois à mes parents. Sans eux, je ne serais pas là où je suis maintenant. Ils m’ont bien éduqué, ils sont le sang de la vie. J’étais un peu “fou-fou”, et heureusement pour moi, mon père, qui était adorable, était aussi très strict. Dans le Coran, il est écrit que le paradis se trouve sous les pieds de la maman. Et qu’on aura beau lui offrir tout l’or du monde, ça ne remboursera jamais ce qu’elle nous a donné.

S’il y a des jeunes de la troisième ou quatrième génération qui connaissent des difficultés aujourd’hui, c’est parce qu’ils ne veulent pas s’intégrer. Ils peuvent bénéficier de la meilleure éducation ; s’ils n’en tiennent pas compte et ne respectent pas leurs parents, c’est de leur responsabilité. Le problème est individuel. Leur mal-être dépend d’eux. Ils prennent l’excuse du racisme, mais pour moi, il n’y a pas de racisme. Je pourrais parler des remarques parfois entendues en rapport avec mes origines mais avec l’âge, on s’assagit. J’ai appris à les prendre au second degré, à… comment dire, à classer ce genre de remarques dans le registre de l’ignorance.

Je conseille avant tout aux jeunes de faire le point et de se poser les bonnes questions. Pourquoi en sont-ils là ? Qu’est-ce qui ne va pas chez eux et qui marche chez les autres ? Ils doivent aussi tenir compte de leurs fréquentations. Je pense que si des parents ont lâché prise, c’est qu’ils n’en pouvaient plus.

Les jeunes font partie de la solution à leurs problèmes. Moi j’étais motivé et acharné, j’avais la volonté de réussir dans la vie. J’ai fini par écouter mes parents. Mon père n’était pas ingénieur mais son parcours était un exemple. Il voulait qu’on ait une meilleure vie que la sienne. Moi aussi, je veux que mes enfants vivent encore mieux que moi. Je leur donnerai tout ce que j’ai, tous les moyens, je leur donnerai tout ce que j’ai dans mon cœur.

Je reste Marocain tout en étant Belge. On doit apprendre à nos enfants à rester ouverts et à s’intéresser à tout.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 8 : Elif Ümit

Elif ÜMIT

 

photo Umit

“Mes parents ne se sont pas seulement intégrés, ils ont contribué à enrichir la société belge par leur travail et leur générosité.

Cet anniversaire est une reconnaissance de ce qu’eux et tant d’autres ont apporté.”

“Allure Haute Coiffure” (by Elif), 23 janvier 2025, Namur.

Témoignage :

Je me prénomme Elif, ce qui veut dire “la femme loyale”. Je suis née une dizaine d’années après mon frère et ma sœur, à l’hôpital Sainte-Élisabeth à Namur.

Mes grands-parents ont quitté la Macédoine pour s’installer à Eskişehir, et ensuite à Istanbul. Mon père avait alors sept ans. Cet héritage multiculturel mêlant les Balkans, la Turquie et la Belgique est une richesse dont je suis très fière.

En 1971, à Istanbul, mon père a épousé Emine, ma mère, une stambouliote, styliste de profession. On peut dire que mon père a poursuivi le chemin migratoire de ses parents en s’installant à Namur en 1970. Il rejoignait sa sœur, mariée à un immigré turc et résidant à Namur depuis des années : au fil du temps elle a réuni ses frères autour d’elle.

À la recherche d’un avenir meilleur, mes parents se sont donc établis à Namur. Mon père a commencé à travailler dans le bâtiment. Ma maman, elle, a toujours tenu à travailler, notamment dans un hôpital, malgré la pression de la communauté, de la famille de mon père.

Commerçants dans l’âme, mes parents ont dans un premier temps ouvert “Le Flandre”, premier restaurant de spécialités balkaniques à Namur, et peu de temps après, ils ont ouvert leur deuxième restaurant, “le Shota”. La cuisine des Balkans est proche de la cuisine turque mais elle est plus légère et plus variée. Ils ont dû fermer leurs deux restaurants pour des raisons indépendantes de leur volonté.

Après quelques années difficiles, mon père a décidé d’ouvrir “le Marmara”, un magasin d’alimentation turc qui a rapidement acquis une belle réputation. C’était bien plus qu’une simple épicerie ! Mon père était une figure incontournable et respectée : les gens le surnommaient affectueusement “Mithat Bakkal”. Mon père et ma mère – connue pour son sourire et sa chaleur humaine – ont fait de ce commerce une véritable institution locale. Mes parents vont régulièrement en Turquie, ils y vivent l’été depuis leur retraite.

Leur travail acharné et leur esprit d’entreprise sont une source d’inspiration pour moi. Ma famille est de confession musulmane mais cela reste dans notre sphère privée. Mes parents sont considérés comme des musulmans modernes. Ils disent qu’on entre en religion sans démonstration externe, pas par l’accessoire. “Parave iman kimde oldugunu bilemezsin” (“Tu ne peux pas savoir qui possède la foi et la croyance”).

Je retourne en Turquie tous les ans pour voir la famille mais aussi pour visiter ce beau pays. Je m’y sens bien et le son du “hoca muezzin” qui appelle à la prière me donne des frissons. Je suis fière d’être originaire du pays le plus moderne du XXe siècle, celui qui a donné le droit de vote aux femmes en 1935 ! Mais Atatürk est mort depuis longtemps et ses principes s’étiolent… Si on me demandait de choisir entre les deux nationalités j’opterais sans hésiter pour la nationalité belge.

J’ai acheté ma première maison à l’âge de vingt ans. Je suis coiffeuse indépendante depuis quatorze ans. J’ai créé mon salon au centre de Namur. Mon métier me passionne. Il me permet de m’exprimer artistiquement tout en étant proche des gens. Créer des liens, prendre soin des autres et contribuer à leur bien-être, c’est ce qui est au cœur de mon activité. J’ai une profession physiquement et mentalement fatigante mais je suis beaucoup à l’écoute de mes clients. Chez le psy, tu paies et tu sors éploré ; chez moi, tu ressors heureux et bien coiffé.

Ce soixantième anniversaire des Accords Belgo-Turcs et Marocains rend hommage au courage et au sacrifice des immigrés des premières générations et aux difficultés qu’ils ont rencontrées. Mes parents ont dû affronter de nombreux défis et s’adapter à une nouvelle culture. Ils ont appris une langue inconnue, bâti une vie à partir de rien. Ils se sont voués corps et âme à leur projet. Enfants, nous n’avons pas beaucoup profité de leur présence. Mes parents ne se sont pas seulement intégrés, ils ont contribué à enrichir la société belge par leur travail et leur générosité. Cet anniversaire est une reconnaissance de ce qu’eux et tant d’autres ont apporté.

Je voudrais dire aux jeunes générations de ne jamais oublier leurs racines et les sacrifices de ceux qui les ont précédés. Nos grands-parents et nos parents nous ont transmis des valeurs essentielles comme le respect, la solidarité, le sens du travail et surtout l’importance de rester proches en famille. Contrairement à nos aînés, nous avons pu grandir sur des bases solides : des parents présents qui nous ont soutenus et la chance de connaître la langue et la culture belge. C’est un privilège dont nous devons tirer le meilleur parti. J’invite les jeunes à aller plus loin que nos parents. Grâce à ce bagage nous avons les moyens d’accomplir de grandes choses. Soyez ambitieux, travaillez dur et surtout, honorez leur mémoire en bâtissant un avenir encore meilleur. Nos diversités sont une force et elles doivent nous rassembler pour bâtir une société plus respectueuse et solidaire.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 7 : Ebru Güden

Ebru GÜDEN

 

photo guden

“Je dis à mon fils : ‘Tu as les mêmes chances que les autres, mais n’oublie pas que tu t’appelles Ali et que tu devras faire un peu plus pour prouver que tu es quelqu’un’.”

Intermarché, 20 janvier 2025, Anhée.

 

Témoignage :

Je suis née en Turquie en 1983, à Sivasli, dans la région égéenne. En 1993, en plein milieu de ma cinquième année primaire ma maman, ma sœur Fikriye, mon frère Hasan et moi nous avons rejoint mon père qui était parti en Belgique deux ans plus tôt.

Mon papa était instituteur. Il aimait son métier mais il a décidé de démissionner quand le nouveau maire de la commune a exigé que son enseignement intègre davantage de contenus religieux. On peut dire que mon père était de gauche, et en Turquie, la différence entre la droite plutôt religieuse et la gauche proche des principes édictés par Atatürk était très marquée. Il faut dire qu’il avait déjà connu le coup d’état de 1980 et la période d’arrestations massives. Les enseignants avaient été particulièrement ciblés ; ils avaient été obligés d’enterrer les livres censurés par le pouvoir militaire.

Mon père a donc démissionné et il a d’abord essayé de faire du commerce en Turquie, sans trop de succès. Il a alors décidé de rejoindre sa tante qui était installée avec ses enfants dans la région de Charleroi. Elle l’a aidé pour sa régularisation administrative et lui a proposé de travailler dans la boucherie en gros qu’elle exploitait avec ses fils. D’abord à Couillet, puis à Marcinelle. De nombreux restaurants de la région s’approvisionnaient chez eux. Mon père s’occupait des livraisons. Il ramenait aussi du travail à la maison : ma sœur et moi nous façonnions des brochettes d’agneau. Cela a permis à notre petite famille de mettre des sous de côté. On est commerçants dans l’âme. En 2001, on a ouvert un magasin de fruits et légumes en face de la gare de Dinant, Le Capelle. Mon père l’a revendu à ma cousine en 2019. Dinant est ma ville d’adoption. Si nous avons bien réussi en affaires c’est parce que nos parents étaient très courageux et que nous avons tous ensemble soutenu concrètement leurs projets. Mon petit frère Hasan est le seul qui a été épargné vu son jeune âge. Il est avocat, il a exercé en Turquie pendant huit ans, mais il est revenu travailler ici. Il est juriste au SPF.

Moi, j’ai un graduat en commerce extérieur et j’ai suivi des mois de formation spécifique à la gestion et à la comptabilité. En 2022, j’ai repris la gérance de l’Intermarché d’Anhée près de Dinant : 1.200 mètres carrés de surface commerciale, plus de trente employés et une trentaine d’étudiants. J’ai créé une société qui est propriétaire des bâtiments. C’est un gros défi financier et de lourdes responsabilités. On peut dire que je suis une femme d’affaires. Quand je suis arrivée en Belgique je n’aurais jamais imaginé cela…

Mes liens avec la Turquie se sont tissés au fil des voyages annuels pour revoir la famille. À l’heure actuelle, mes parents ont encore des frères et sœurs qui vivent en Turquie. Mais beaucoup de familiers sont à l’étranger : au Danemark, en Allemagne. Pour ma part, je parle turc. Mon fils Ali ne le parle pas très bien. Je me sens “Belgo-Turque”. Ma vie est ici. Depuis quelques années, mes parents vivent en Turquie. Mon père revient nous voir chaque année, ma mère beaucoup plus fréquemment.

Je ne suis pas pratiquante. Papa disait : “Pas de ramadan tant que vous allez à l’école. Une fois que vous aurez fini et que vous travaillerez, vous ferez ce que vous voulez de votre vie”. J’estime que ça se passe entre le bon Dieu et la personne. C’est une affaire privée. Et ce n’est pas parce que qu’on fait la prière cinq fois par jour qu’on est une meilleure personne qu’une autre.

J’adore la convivialité et la générosité des gens de mon pays d’origine, mais j’aime moins ce qu’il est devenu aujourd’hui. On a reculé de plus de vingt ans en arrière !

Aujourd’hui, je me sens plus libre d’être moi-même ici. J’ai divorcé après sept ans de mariage. Mon ex-mari n’a pas réussi à trouver sa place en Belgique, il est rentré chez sa maman en Allemagne. Pour ma part, je suis bien intégrée. Je suis une citoyenne honnête, sympathique. Je ne dois rien à personne.

Je me souviens de certains moments difficiles et heureux. Le premier, c’était lors de notre arrivée en Belgique, au mois de décembre 1993. Les gens fêtaient Noël, ils parlaient pour moi une langue inconnue. J’avais des culs de bouteilles devant les yeux, des lunettes épaisses dont tout le monde se moquait à l’école. À la fin de ma cinquième, j’avais des échecs partout mais le conseil de classe m’a permis de passer en sixième, année que j’ai réussie sans un échec et avec 74 % de moyenne. Le prix du mérite en plus.

Je dis à mon fils : “Tu as les mêmes chances que les autres, mais n’oublie pas que tu t’appelles Ali et que tu devras faire un peu plus pour prouver que tu es quelqu’un”. Aux jeunes Turcs d’origine qui vivent ici, je dirais de s’ouvrir au monde et de persévérer parce que, quand on veut réussir, l’origine étrangère n’est pas une barrière. Nous ne nous résumons pas à notre seule origine.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 6 : Dilay Safak

Dilay SAFAK

 

photo Safak

“Quand je vais en Turquie, je suis en vacances. Tout me paraît beau mais mes cousines me disent que j’ai de la chance de vivre en Belgique.”

Restaurant “Turquoise Grill”, 27 janvier 2025, Namur.

Témoignage :

Je m’appelle Dilay et je suis née à Bruxelles le 16 janvier 2005. Je suis l’aînée de la famille. J’ai un frère, Dogan, âgé de neuf ans, une petite sœur de cinq ans, Dilan, et une autre de seize ans, Dilara, qui suit des cours à l’Ilon Saint-Jacques à Namur.

Jusqu’à mes sept ans, nous avons vécu avec mes grands-parents à Schaerbeek où j’ai fréquenté une école néerlandophone. Puis mon père a trouvé du travail comme boucher à Namur, et il a ouvert le restaurant “Turquoise Grill” l’année dernière, dans la rue des Brasseurs. C’est mon frère, mes sœurs et moi qui avons choisi le nom, on trouvait ça beau et original.

Mon adaptation à Namur a été très difficile parce que je ne parlais que le turc – avec un accent de la campagne anatolienne – et le flamand ! J’ai débarqué en deuxième primaire sans connaître le français. Je parle mieux le néerlandais que le français (rires). Aujourd’hui, je parle cinq langues et je compte bien en tirer parti dans le cadre professionnel.

Je suis étudiante en première année de Droit à l’Henallux. Je ne pensais pas que ce serait aussi difficile. Il y a beaucoup à apprendre par cœur, beaucoup de vocabulaire spécifique. Mais j’ai une bonne mémoire et j’aime la matière. Plus tard j’ouvrirai mon propre cabinet et je me spécialiserai en Droit des familles.

Je connais les grandes lignes de l’histoire migratoire de ma famille. C’est mon grand-père, Battal, qui est venu s’installer seul à Bruxelles vers 1990. Il est originaire de Yunak, dans la Province de Konya. Il a travaillé comme ouvrier-électricien dans les chemins de fer. Ses trois filles et mon père l’ont rejoint assez vite. Ma grand-mère, Meliha, est arrivée dans le cadre du regroupement familial un an plus tard, après la régularisation de son titre de séjour. Mes grands-parents sont pensionnés aujourd’hui ; ils habitent en Turquie mais reviennent nous voir régulièrement.

Je vais souvent en Turquie avec mes parents pour voir la famille, mais j’ai aussi eu l’occasion de visiter le pays. Ici, quand ils entendent mon nom et voient mon physique, les gens comprennent que je suis d’origine étrangère. Ils me disent souvent que nous, les Turcs, nous sommes chaleureux et bienveillants. C’est agréable d’être différente quand c’est dans ce sens.

C’est moi qui veille à la bonne scolarité de mon frère et de mes sœurs. Mes parents n’ont pas fait de longues études, et seulement en langue turque.

Pour ma mère et mon père l’important, c’est de trouver du travail dès que possible. C’est moi qui ai mis dans la tête de ma sœur Dilara l’idée de poursuivre des études de Tourisme : ça correspondait à son amour des voyages.

Moi, j’ai d’abord voulu devenir traductrice puisque je connais plusieurs langues, et aussi parce que je me suis toujours occupée des papiers de mes parents, que j’accompagne ma mère chez le médecin, que je traduis ce que mes parents disent dans les administrations… Je remplis leurs déclarations et je fais, entre autres, leur comptabilité. En fin de compte, j’ai choisi le Droit parce que j’aime parler et défendre les gens. Je suis la seule de la famille à poursuivre des études supérieures, ils sont très fiers de moi.

C’est chouette mais ça me met une grosse pression ! Je me dis que je suis capable de réussir et de les rendre heureux, mais j’ai aussi peur de les décevoir.

J’ai pas mal d’amies d’enfance que je vois encore régulièrement. Les Turques d’ici sont en général originaires d’Emirdağ. Je les invite chez moi, on discute, on rigole. J’ai peu d’amies belges parce qu’elles aiment plutôt sortir en boîte alors que nous, on préfère rester entre nous. J’ai aussi des amies d’origine asiatique, marocaine, tchéchène… On partage le même esprit de famille. Les personnes qui m’entourent, mes copines surtout, font tout pour rendre leurs familles fières d’elles.

Je dirais que pour nous, c’est quand même un peu difficile de nous adapter à la société. Aux jeunes qui connaissent des difficultés dans leurs études ou pour trouver du travail, je dirais de pas écouter ceux qui les dénigrent. On doit faire plus d’efforts pour y arriver que les jeunes d’origine belgo-belge.

Si j’avais le choix, je n’irais pas vivre en Turquie. Le cursus scolaire est bien plus compliqué qu’ici. On ne peut pas choisir les études qu’on veut faire. Il y a un système de classement par points.

Quand je vais en Turquie, je suis en vacances. Tout me paraît beau mais mes cousines me disent que j’ai de la chance de vivre en Belgique, que j’ai beaucoup plus de libertés et d’opportunités.

Il y a quelques années, mon papa voulait rentrer en Turquie. J’ai refusé, je ne voulais pas partir d’ici et gâcher ma vie. Il m’a écoutée. Mon père aime beaucoup ses enfants.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 5 : Buşra Keser

Buşra KESER

 

photo Keser

“Quand je demande aux jeunes de la quatrième génération quelles sont leurs origines, ils me répondent : belges !

C’est triste parce que la connexion avec les origines est essentielle.”

Centre culturel de Bomel, 25 janvier 2025, Namur.

Témoignage : 

Je m’appelle Buşra Keser, j’ai trente-sept ans. Je vis à Namur depuis trois ans et demi. J’ai une charge d’enseignante dans le cadre du programme d’ouverture aux langues et aux cultures (OLC) qui propose des cours spécifiques aux écoles de l’enseignement maternel, primaire et secondaire. C’est un partenariat entre la Fédération Wallonie-Bruxelles et huit pays étrangers, dont la Turquie. J’enseigne la langue et la culture turques à des élèves issus pour la plupart de la quatrième génération d’immigration.

Mon mari est instituteur en Turquie. Il a pris une pause-carrière pour m’accompagner ici. Nous avons deux filles, âgées de sept mois et huit ans. La plus jeune est née ici. En 2027, à la fin de mon contrat, nous allons probablement rentrer chez nous, à Rize, dans la région de la Mer Noire.

Le programme OLC intéresse de moins en moins les parents d’origine turque qui demandent rarement aux directions des écoles où sont inscrits leurs enfants de participer à ce programme. Ils nous disent que leurs enfants manquent de temps en temps des cours, qu’ils suivent déjà les cours à la mosquée. Nous sommes trente enseignants turcs aujourd’hui pour toute la Belgique. Bientôt, le programme n’en concernera plus que cinq. Les enfants des dernières générations commencent à mélanger les langues, même avec leurs parents à la maison. Et donc, ils ne parlent ni n’écrivent plus le turc.

Nous, nous sommes de passage en Belgique. Notre fille aînée commence à très bien parler le français mais elle se languit de la Turquie, de ses cousins et de ses amis. Elle veut y retourner dès que possible. Mon mari, lui, aime beaucoup la Belgique, le respect des lois et des règles qui est plus relatif chez nous. Moi je trouve les Belges très gentils et chaleureux. La nature, le climat sont proches de ceux du Nord de la Turquie. Je me sens bien dans mon quartier ici, à Saint-Servais.

Mon regard sur la communauté turque est particulier : je découvre la Belgique et ses habitants, dont les Turcs installés ici depuis soixante ans. La communauté turque ici est très différente selon les générations. Les Turcs de première et de deuxième générations sont conservateurs et très attachés à leur pays d’origine, alors que les générations suivantes s’en détachent. Surtout les jeunes de la quatrième génération. Quand je leur demande quelles sont leurs origines ils me répondent : belges ! C’est triste parce que la connexion avec les origines est essentielle. On peut préserver sa culture tout en étant très bien intégré au pays d’accueil. C’est la différence entre l’amalgame et l’assimilation. En même temps, c’est aussi normal.

Et pourtant, les jeunes Turcs suivent des parcours scolaires et professionnels différents de ceux des Belgo-Belges. Leur scolarité, les emplois qu’ils occupent, sont moins étoffés. Je m’intéresse beaucoup à la question : avec un conseiller en éducation de l’Ambassade turque, nous développons un projet visant à favoriser les études supérieures chez les jeunes. Nous organisons des rencontres entre des jeunes Turcs qui terminent leur parcours universitaire et des jeunes d’origine turque inscrits dans le secondaire. Il y a eu deux rencontres à ce jour ; la troisième est prévue prochainement à Namur.

Je crois que les deux premières générations d’immigrés se sont trompées dans l’orientation scolaire des jeunes. Elles ont priorisé l’enseignement alternatif. Les parents ont dit à leurs enfants : “Si tu n’arrives pas à faire des études, au moins apprends un métier”, au lieu de leur dire : “Tu dois devenir ingénieur ou médecin”. Évidemment, travailler tout de suite permet de gagner de l’argent et d’aider la famille. Les longues études très qualitatives retardent le processus.

Je ne connais pas le poids de la pratique de la religion musulmane dans cette situation. J’ai juste en tête une anecdote qui m’a étonnée dernièrement. J’animais un groupe d’enfants de classes maternelles, de toutes origines. J’avais décidé de leur apprendre une berceuse, et mon choix s’est porté sur “Frère Jacques, dormez-vous ? Sonnez les matines…” Vous voyez ? Les matines, c’était un moment de prière catholique. Les petits musulmans de mon groupe se sont bouché les oreilles. Je leur ai demandé pourquoi ils ne voulaient pas écouter cette chanson alors que je l’avais choisie et que je suis musulmane moi aussi. Ils m’ont répondu que cette chanson était “Haram”, interdite donc.

Le Coran est commun à tous les musulmans, mais la manière de l’interpréter varie.

La Constitution érigée par Mustafa Kemal Atatürk, sans doute la plus moderne du XXe siècle, a amené la laïcité en Turquie en créant une structure dédiée aux questions religieuses qui permet le dialogue entre tous, croyants et non-croyants. Je constate toutefois que les choses évoluent dans le sens d’une ouverture ici comme là-bas.

Retrouver ses racines pour mieux s’ouvrir aux autres ce n’est pas une idée facile à comprendre, mais elle est centrale pour moi.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.