Safak
“Quand je vais en Turquie, je suis en vacances. Tout me paraît beau mais mes cousines me disent que j’ai de la chance de vivre en Belgique.”
Restaurant “Turquoise Grill”, 27 janvier 2025, Namur.
Témoignage :
Je m’appelle Dilay et je suis née à Bruxelles le 16 janvier 2005. Je suis l’aînée de la famille. J’ai un frère, Dogan, âgé de neuf ans, une petite sœur de cinq ans, Dilan, et une autre de seize ans, Dilara, qui suit des cours à l’Ilon Saint-Jacques à Namur.
Jusqu’à mes sept ans, nous avons vécu avec mes grands-parents à Schaerbeek où j’ai fréquenté une école néerlandophone. Puis mon père a trouvé du travail comme boucher à Namur, et il a ouvert le restaurant “Turquoise Grill” l’année dernière, dans la rue des Brasseurs. C’est mon frère, mes sœurs et moi qui avons choisi le nom, on trouvait ça beau et original.
Mon adaptation à Namur a été très difficile parce que je ne parlais que le turc – avec un accent de la campagne anatolienne – et le flamand ! J’ai débarqué en deuxième primaire sans connaître le français. Je parle mieux le néerlandais que le français (rires). Aujourd’hui, je parle cinq langues et je compte bien en tirer parti dans le cadre professionnel.
Je suis étudiante en première année de Droit à l’Henallux. Je ne pensais pas que ce serait aussi difficile. Il y a beaucoup à apprendre par cœur, beaucoup de vocabulaire spécifique. Mais j’ai une bonne mémoire et j’aime la matière. Plus tard j’ouvrirai mon propre cabinet et je me spécialiserai en Droit des familles.
Je connais les grandes lignes de l’histoire migratoire de ma famille. C’est mon grand-père, Battal, qui est venu s’installer seul à Bruxelles vers 1990. Il est originaire de Yunak, dans la Province de Konya. Il a travaillé comme ouvrier-électricien dans les chemins de fer. Ses trois filles et mon père l’ont rejoint assez vite. Ma grand-mère, Meliha, est arrivée dans le cadre du regroupement familial un an plus tard, après la régularisation de son titre de séjour. Mes grands-parents sont pensionnés aujourd’hui ; ils habitent en Turquie mais reviennent nous voir régulièrement.
Je vais souvent en Turquie avec mes parents pour voir la famille, mais j’ai aussi eu l’occasion de visiter le pays. Ici, quand ils entendent mon nom et voient mon physique, les gens comprennent que je suis d’origine étrangère. Ils me disent souvent que nous, les Turcs, nous sommes chaleureux et bienveillants. C’est agréable d’être différente quand c’est dans ce sens.
C’est moi qui veille à la bonne scolarité de mon frère et de mes sœurs. Mes parents n’ont pas fait de longues études, et seulement en langue turque.
Pour ma mère et mon père l’important, c’est de trouver du travail dès que possible. C’est moi qui ai mis dans la tête de ma sœur Dilara l’idée de poursuivre des études de Tourisme : ça correspondait à son amour des voyages.
Moi, j’ai d’abord voulu devenir traductrice puisque je connais plusieurs langues, et aussi parce que je me suis toujours occupée des papiers de mes parents, que j’accompagne ma mère chez le médecin, que je traduis ce que mes parents disent dans les administrations… Je remplis leurs déclarations et je fais, entre autres, leur comptabilité. En fin de compte, j’ai choisi le Droit parce que j’aime parler et défendre les gens. Je suis la seule de la famille à poursuivre des études supérieures, ils sont très fiers de moi.
C’est chouette mais ça me met une grosse pression ! Je me dis que je suis capable de réussir et de les rendre heureux, mais j’ai aussi peur de les décevoir.
J’ai pas mal d’amies d’enfance que je vois encore régulièrement. Les Turques d’ici sont en général originaires d’Emirdağ. Je les invite chez moi, on discute, on rigole. J’ai peu d’amies belges parce qu’elles aiment plutôt sortir en boîte alors que nous, on préfère rester entre nous. J’ai aussi des amies d’origine asiatique, marocaine, tchéchène… On partage le même esprit de famille. Les personnes qui m’entourent, mes copines surtout, font tout pour rendre leurs familles fières d’elles.
Je dirais que pour nous, c’est quand même un peu difficile de nous adapter à la société. Aux jeunes qui connaissent des difficultés dans leurs études ou pour trouver du travail, je dirais de pas écouter ceux qui les dénigrent. On doit faire plus d’efforts pour y arriver que les jeunes d’origine belgo-belge.
Si j’avais le choix, je n’irais pas vivre en Turquie. Le cursus scolaire est bien plus compliqué qu’ici. On ne peut pas choisir les études qu’on veut faire. Il y a un système de classement par points.
Quand je vais en Turquie, je suis en vacances. Tout me paraît beau mais mes cousines me disent que j’ai de la chance de vivre en Belgique, que j’ai beaucoup plus de libertés et d’opportunités.
Il y a quelques années, mon papa voulait rentrer en Turquie. J’ai refusé, je ne voulais pas partir d’ici et gâcher ma vie. Il m’a écoutée. Mon père aime beaucoup ses enfants.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.