Guden

 

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“Je dis à mon fils : ‘Tu as les mêmes chances que les autres, mais n’oublie pas que tu t’appelles Ali et que tu devras faire un peu plus pour prouver que tu es quelqu’un’.”

Intermarché, 20 janvier 2025, Anhée.

 

Témoignage :

Je suis née en Turquie en 1983, à Sivasli, dans la région égéenne. En 1993, en plein milieu de ma cinquième année primaire ma maman, ma sœur Fikriye, mon frère Hasan et moi nous avons rejoint mon père qui était parti en Belgique deux ans plus tôt.

Mon papa était instituteur. Il aimait son métier mais il a décidé de démissionner quand le nouveau maire de la commune a exigé que son enseignement intègre davantage de contenus religieux. On peut dire que mon père était de gauche, et en Turquie, la différence entre la droite plutôt religieuse et la gauche proche des principes édictés par Atatürk était très marquée. Il faut dire qu’il avait déjà connu le coup d’état de 1980 et la période d’arrestations massives. Les enseignants avaient été particulièrement ciblés ; ils avaient été obligés d’enterrer les livres censurés par le pouvoir militaire.

Mon père a donc démissionné et il a d’abord essayé de faire du commerce en Turquie, sans trop de succès. Il a alors décidé de rejoindre sa tante qui était installée avec ses enfants dans la région de Charleroi. Elle l’a aidé pour sa régularisation administrative et lui a proposé de travailler dans la boucherie en gros qu’elle exploitait avec ses fils. D’abord à Couillet, puis à Marcinelle. De nombreux restaurants de la région s’approvisionnaient chez eux. Mon père s’occupait des livraisons. Il ramenait aussi du travail à la maison : ma sœur et moi nous façonnions des brochettes d’agneau. Cela a permis à notre petite famille de mettre des sous de côté. On est commerçants dans l’âme. En 2001, on a ouvert un magasin de fruits et légumes en face de la gare de Dinant, Le Capelle. Mon père l’a revendu à ma cousine en 2019. Dinant est ma ville d’adoption. Si nous avons bien réussi en affaires c’est parce que nos parents étaient très courageux et que nous avons tous ensemble soutenu concrètement leurs projets. Mon petit frère Hasan est le seul qui a été épargné vu son jeune âge. Il est avocat, il a exercé en Turquie pendant huit ans, mais il est revenu travailler ici. Il est juriste au SPF.

Moi, j’ai un graduat en commerce extérieur et j’ai suivi des mois de formation spécifique à la gestion et à la comptabilité. En 2022, j’ai repris la gérance de l’Intermarché d’Anhée près de Dinant : 1.200 mètres carrés de surface commerciale, plus de trente employés et une trentaine d’étudiants. J’ai créé une société qui est propriétaire des bâtiments. C’est un gros défi financier et de lourdes responsabilités. On peut dire que je suis une femme d’affaires. Quand je suis arrivée en Belgique je n’aurais jamais imaginé cela…

Mes liens avec la Turquie se sont tissés au fil des voyages annuels pour revoir la famille. À l’heure actuelle, mes parents ont encore des frères et sœurs qui vivent en Turquie. Mais beaucoup de familiers sont à l’étranger : au Danemark, en Allemagne. Pour ma part, je parle turc. Mon fils Ali ne le parle pas très bien. Je me sens “Belgo-Turque”. Ma vie est ici. Depuis quelques années, mes parents vivent en Turquie. Mon père revient nous voir chaque année, ma mère beaucoup plus fréquemment.

Je ne suis pas pratiquante. Papa disait : “Pas de ramadan tant que vous allez à l’école. Une fois que vous aurez fini et que vous travaillerez, vous ferez ce que vous voulez de votre vie”. J’estime que ça se passe entre le bon Dieu et la personne. C’est une affaire privée. Et ce n’est pas parce que qu’on fait la prière cinq fois par jour qu’on est une meilleure personne qu’une autre.

J’adore la convivialité et la générosité des gens de mon pays d’origine, mais j’aime moins ce qu’il est devenu aujourd’hui. On a reculé de plus de vingt ans en arrière !

Aujourd’hui, je me sens plus libre d’être moi-même ici. J’ai divorcé après sept ans de mariage. Mon ex-mari n’a pas réussi à trouver sa place en Belgique, il est rentré chez sa maman en Allemagne. Pour ma part, je suis bien intégrée. Je suis une citoyenne honnête, sympathique. Je ne dois rien à personne.

Je me souviens de certains moments difficiles et heureux. Le premier, c’était lors de notre arrivée en Belgique, au mois de décembre 1993. Les gens fêtaient Noël, ils parlaient pour moi une langue inconnue. J’avais des culs de bouteilles devant les yeux, des lunettes épaisses dont tout le monde se moquait à l’école. À la fin de ma cinquième, j’avais des échecs partout mais le conseil de classe m’a permis de passer en sixième, année que j’ai réussie sans un échec et avec 74 % de moyenne. Le prix du mérite en plus.

Je dis à mon fils : “Tu as les mêmes chances que les autres, mais n’oublie pas que tu t’appelles Ali et que tu devras faire un peu plus pour prouver que tu es quelqu’un”. Aux jeunes Turcs d’origine qui vivent ici, je dirais de s’ouvrir au monde et de persévérer parce que, quand on veut réussir, l’origine étrangère n’est pas une barrière. Nous ne nous résumons pas à notre seule origine.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.

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