Umit

 

photo Umit

“Mes parents ne se sont pas seulement intégrés, ils ont contribué à enrichir la société belge par leur travail et leur générosité.

Cet anniversaire est une reconnaissance de ce qu’eux et tant d’autres ont apporté.”

“Allure Haute Coiffure” (by Elif), 23 janvier 2025, Namur.

Témoignage :

Je me prénomme Elif, ce qui veut dire “la femme loyale”. Je suis née une dizaine d’années après mon frère et ma sœur, à l’hôpital Sainte-Élisabeth à Namur.

Mes grands-parents ont quitté la Macédoine pour s’installer à Eskişehir, et ensuite à Istanbul. Mon père avait alors sept ans. Cet héritage multiculturel mêlant les Balkans, la Turquie et la Belgique est une richesse dont je suis très fière.

En 1971, à Istanbul, mon père a épousé Emine, ma mère, une stambouliote, styliste de profession. On peut dire que mon père a poursuivi le chemin migratoire de ses parents en s’installant à Namur en 1970. Il rejoignait sa sœur, mariée à un immigré turc et résidant à Namur depuis des années : au fil du temps elle a réuni ses frères autour d’elle.

À la recherche d’un avenir meilleur, mes parents se sont donc établis à Namur. Mon père a commencé à travailler dans le bâtiment. Ma maman, elle, a toujours tenu à travailler, notamment dans un hôpital, malgré la pression de la communauté, de la famille de mon père.

Commerçants dans l’âme, mes parents ont dans un premier temps ouvert “Le Flandre”, premier restaurant de spécialités balkaniques à Namur, et peu de temps après, ils ont ouvert leur deuxième restaurant, “le Shota”. La cuisine des Balkans est proche de la cuisine turque mais elle est plus légère et plus variée. Ils ont dû fermer leurs deux restaurants pour des raisons indépendantes de leur volonté.

Après quelques années difficiles, mon père a décidé d’ouvrir “le Marmara”, un magasin d’alimentation turc qui a rapidement acquis une belle réputation. C’était bien plus qu’une simple épicerie ! Mon père était une figure incontournable et respectée : les gens le surnommaient affectueusement “Mithat Bakkal”. Mon père et ma mère – connue pour son sourire et sa chaleur humaine – ont fait de ce commerce une véritable institution locale. Mes parents vont régulièrement en Turquie, ils y vivent l’été depuis leur retraite.

Leur travail acharné et leur esprit d’entreprise sont une source d’inspiration pour moi. Ma famille est de confession musulmane mais cela reste dans notre sphère privée. Mes parents sont considérés comme des musulmans modernes. Ils disent qu’on entre en religion sans démonstration externe, pas par l’accessoire. “Parave iman kimde oldugunu bilemezsin” (“Tu ne peux pas savoir qui possède la foi et la croyance”).

Je retourne en Turquie tous les ans pour voir la famille mais aussi pour visiter ce beau pays. Je m’y sens bien et le son du “hoca muezzin” qui appelle à la prière me donne des frissons. Je suis fière d’être originaire du pays le plus moderne du XXe siècle, celui qui a donné le droit de vote aux femmes en 1935 ! Mais Atatürk est mort depuis longtemps et ses principes s’étiolent… Si on me demandait de choisir entre les deux nationalités j’opterais sans hésiter pour la nationalité belge.

J’ai acheté ma première maison à l’âge de vingt ans. Je suis coiffeuse indépendante depuis quatorze ans. J’ai créé mon salon au centre de Namur. Mon métier me passionne. Il me permet de m’exprimer artistiquement tout en étant proche des gens. Créer des liens, prendre soin des autres et contribuer à leur bien-être, c’est ce qui est au cœur de mon activité. J’ai une profession physiquement et mentalement fatigante mais je suis beaucoup à l’écoute de mes clients. Chez le psy, tu paies et tu sors éploré ; chez moi, tu ressors heureux et bien coiffé.

Ce soixantième anniversaire des Accords Belgo-Turcs et Marocains rend hommage au courage et au sacrifice des immigrés des premières générations et aux difficultés qu’ils ont rencontrées. Mes parents ont dû affronter de nombreux défis et s’adapter à une nouvelle culture. Ils ont appris une langue inconnue, bâti une vie à partir de rien. Ils se sont voués corps et âme à leur projet. Enfants, nous n’avons pas beaucoup profité de leur présence. Mes parents ne se sont pas seulement intégrés, ils ont contribué à enrichir la société belge par leur travail et leur générosité. Cet anniversaire est une reconnaissance de ce qu’eux et tant d’autres ont apporté.

Je voudrais dire aux jeunes générations de ne jamais oublier leurs racines et les sacrifices de ceux qui les ont précédés. Nos grands-parents et nos parents nous ont transmis des valeurs essentielles comme le respect, la solidarité, le sens du travail et surtout l’importance de rester proches en famille. Contrairement à nos aînés, nous avons pu grandir sur des bases solides : des parents présents qui nous ont soutenus et la chance de connaître la langue et la culture belge. C’est un privilège dont nous devons tirer le meilleur parti. J’invite les jeunes à aller plus loin que nos parents. Grâce à ce bagage nous avons les moyens d’accomplir de grandes choses. Soyez ambitieux, travaillez dur et surtout, honorez leur mémoire en bâtissant un avenir encore meilleur. Nos diversités sont une force et elles doivent nous rassembler pour bâtir une société plus respectueuse et solidaire.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.

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