Sabbani
“Je dirais aux parents qu’il ne faut pas démissionner. Ici l’école instruit. Elle n’éduque pas.
Les parents lui confient leurs enfants sans prendre leur part dans l’éducation de ceux-ci.”
Centre culturel marocain de Namur, mosquée Salam, 4 février 2025, Namur.
Témoignage :
Je suis né le 15 octobre 1950 à Taounate, à quatre-vingt kilomètres de Fès. J’y ai vécu pendant dix-huit ans et j’y ai fait mes études primaires et secondaires. Ensuite, diplômé de l’École Normale de Fès, j’y ai enseigné les langues arabe et française et puis j’ai postulé au programme d’Ouverture aux langues et aux cultures signé entre la Belgique et le Maroc.
Je suis donc parti pour la Belgique le 15 novembre 1985, j’ai rejoint mon frère aîné déjà installé à Anvers avec le même type de contrat. J’ai fait la navette entre Anvers et Namur où je donnais cours dans les écoles partenaires du projet. En février 1986, je me suis installé à Salzinnes et pendant près de vingt ans, j’ai enseigné la langue et la culture marocaines à des jeunes issus essentiellement de la deuxième génération d’immigrés. Depuis la fin de mon contrat marocain en 2004, je donne cours de religion islamique dans des écoles primaires communales et des écoles de la Communauté française namuroises.
Fin 2004, je suis devenu responsable du Centre culturel marocain de Namur et de la mosquée Salam.
Mon pays m’a manqué durant toutes ces années : dans un coin de ma tête j’ai longtemps eu le projet d’y retourner pour de bon. En 1988, j’avais fait venir ma femme, originaire elle aussi de Taounate, et les deux enfants que nous avions alors. Mais ils sont repartis deux ans plus tard. Nous voulions qu’ils poursuivent leur scolarité au Maroc puisque j’avais l’intention d’y revenir moi aussi quelques années plus tard. Je ne voulais pas gâcher leur parcours d’enseignement. Trois fois par an, à chaque période de vacances, j’allais les retrouver là-bas.
Finalement, en 1996, toute ma petite famille s’est installée avec moi, ici à Namur. Aujourd’hui j’ai quatre enfants, deux garçons et deux filles, tous installés à Namur. Ils m’ont donné sept petits-enfants âgés de un à dix-huit ans, qui ont besoin de leur papy. Ma famille est ici.
Avec mon implication active dans la vie namuroise, c’est la principale raison pour moi de rester vivre ici. Je suis à la retraite depuis 2015, mais je reste très actif et je continue à collaborer avec des associations socio-culturelles, essentiellement namuroises, comme je l’ai toujours fait.
J’ai été administrateur au CAI, administrateur à la maison de jeunes de Salzinnes… De 2004 à 2021, j’ai été président du Centre culturel marocain de Namur, rue Marie-Henriette, là où se trouve aussi, au rez-de-chaussée, la mosquée Salam. J’ai aussi été président du Conseil consultatif des locataires et propriétaires du foyer namurois.
Le 19 juillet 1974, l’État Belge a reconnu le culte islamique. En tant que membre de l’Exécutif des Musulmans de Belgique, j’étais alors responsable des mosquées et des imams pour la Wallonie. J’ai contribué à l’élaboration du dossier de reconnaissance des mosquées en 2005. Ce processus a pris du temps, il a fait l’objet de nombreuses discussions. Il fallait passer par l’Exécutif des Musulmans de Belgique, le ministère de la Justice, la Région wallonne et la province de Namur. Les premières reconnaissances ont pris effet en 2009. Les pouvoirs publics étaient très prudents. Aujourd’hui, il y a vingt-six mosquées en Région de Bruxelles-Capitale et trente-neuf en Région wallonne.
Je ne peux pas dire que j’ai vécu des moments difficiles à cause de mes origines. Je n’en ai pas souffert personnellement. J’avais un contrat de travail assuré, une vie sans histoires. Non, j’ai plutôt souffert pour les autres.
À partir de 2004, en tant que professeur de religion et président du CCMN et de la mosquée, je recevais des gens en souffrance qui se plaignaient de discriminations à l’emploi en raison de leur nom et de leur race et origine. Une stigmatisation relayée par certains politiques ou journalistes. Dans un premier temps, je les réconfortais parce que mon pouvoir de résoudre certains problèmes de société est limité.
Mes enfants ont fait des études et ils ont du travail, ils n’ont pas de problèmes.
Après la Deuxième Guerre mondiale, la Belgique avait besoin de bras pour reconstruire le pays et de jeunesse pour le repeupler. Mais ensuite, l’État a oublié ces immigrés et ne les a pas accompagnés dans leur vie cultuelle, sociale et culturelle. Après la reconnaissance du culte islamique, pendant trente-cinq ans rien n’a bougé, y compris pour les Belges musulmans ! Les premiers immigrés Italiens, eux, pouvaient aller à l’église s’ils étaient croyants mais nous, nous n’avions pas de lieu de culte.
Au début des années 1980, notre communauté namuroise a pratiqué son culte provisoirement dans une salle. Après quelques années, en 1988, nous avons acheté une maison que nous avons transformée en lieu de culte.
Namur est une ville moyenne principalement administrative, qui offre des emplois dans le tertiaire. Il y a peu d’industries. Les premiers arrivants, peu scolarisés pour la plupart, ont occupé les quelques postes disponibles, surtout manuels, et d’autres ont ouvert des petits commerces.
J’ai été à l’origine de la création d’un cours de langue et de culture marocaines dans notre centre et j’y ai enseigné moi-même. Nous accueillons près de 230 élèves dans des locaux à l’Henallux, surtout le dimanche. Nous leur apprenons la culture, et la langue arabe classique, celle qui est parlée dans tout le monde arabe. C’est la langue de l’écrit, le véhicule qui permet de se comprendre au-delà des cultures régionales ou locales, qui sont riches et variées. Tous les enfants y sont les bienvenus.
Les jeunes de la troisième génération sont beaucoup plus occupés : ils ont des loisirs, font du sport… Cela va de pair avec une perte de la langue et de la culture d’origine. Une langue qu’on ne parle pas meurt peu à peu.
Mon parcours est fait de joies et de peines. Voir aboutir le projet de reconnaissance des mosquées a été une grande joie, comme d’avoir pu aider certaines familles en difficulté à s’en sortir en les accompagnant entre autres auprès de différentes administrations. Ne pas voir les miens au quotidien au Maroc m’a valu des moments de déchirement. L’arrêt des reconnaissances de nouvelles mosquées après 2012 m’a fortement peiné.
Aux jeunes d’aujourd’hui, je dirais que l’école est essentielle. Qu’il faut privilégier le dialogue et ne pas hésiter à demander de l’aide. Ils sont des citoyens comme les autres. Avec les droits et les devoirs qui en découlent. Il y a beaucoup d’exemples de réussite dans la communauté d’origine marocaine : des ministres, des parlementaires, des médecins, des sportifs, des ingénieurs, des commerçants…
Je dirais aux parents qu’il ne faut pas démissionner. En tant qu’enseignant, pendant de nombreuses années j’ai constaté l’absence des parents d’élèves aux réunions qui les concernaient. Vous imaginez ce qui se passe dans la tête d’un enfant qui voit les parents des autres et pas les siens ? Celui qui oublie ses origines et sa religion, quelles qu’elles soient, perd une partie de sa culture.
Le but d’une religion est de mettre la personne dans le droit chemin. Celui qui ignore sa religion et ne la transmet pas manque à son devoir de parent. Quand j’entends que tel jeune marocain est en prison, ça me fait mal au cœur. C’est de la faute des parents qui n’ont pas fait leur devoir correctement avant la majorité de leur enfant. À leur décharge il faut dire qu’au Maroc, l’école éduque. Ici, elle instruit, elle n’éduque pas. Les parents lui confient leurs enfants sans prendre leur part dans l’éducation de ceux-ci. Ils doivent veiller sur eux, surtout sur la route de l’école et sur leurs fréquentations.
Notre fonds de commerce, ce sont nos enfants, qui feront l’avenir de ce pays avec les autres belges de toutes origines.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.