Boukamir

 

photo Boukamir

“J’ai toujours voulu être reconnu : je me suis toujours adapté et j’ai été apprécié pour mes compétences.”

23 décembre 2024, Moignelée.

 

Témoignage :

J’ai soixante-huit ans, je suis retraité depuis trois ans. Mes cinq enfants, âgés de trente-neuf à quarante-huit ans, m’ont donné douze petits-enfants. Tous vivent dans la région. Pour n’oublier personne, j’ai sur moi la liste des anniversaires de mes petits-enfants. Le dernier est né le 13 juillet 2023. Je suis le Papy de tous et je leur montre mon affection de manière équitable.

Ma première femme, la mère de mes deux aînés, est décédée. J’ai eu mes trois autres enfants avec Naja, que j’ai connue à Mekhnès. Elle parle le dialecte du sud, et à l’époque, je devais traduire ce qu’elle disait à ma mère, avec laquelle j’habitais. Moi je suis du Rif, au Nord du Maroc. J’ai été élevé par mon oncle à Al Hoceïma.

Mon papa est venu ici en 1962 pour travailler dans les charbonnages du côté de Charleroi. Il revenait nous voir pendant les vacances. Je l’ai rejoint en 1972. Ma maman et mes frères sont restés au Maroc.

À la base je suis électromécanicien, mais à chaque fois que j’en avais la possibilité, j’ai suivi des cours du soir de mécanique, d’anglais, de conducteur de grue… J’ai commencé à travailler comme tourneur le 13 mars 1973 chez Bergobride à Farciennes, une entreprise qui fabriquait des brides métalliques pour assembler les conduites. Je me souviens que le chef d’atelier, un Italien, m’avait fait faire une pièce de preuve avant de m’engager.

J’aurais voulu devenir ingénieur, faire des études, mais je devais gagner ma vie pour aider ma famille. Mon père me disait que faire des études ça coûtait cher, qu’il fallait acheter les livres… Le vendredi, c’est lui qui ouvrait l’enveloppe de ma paie.

En 1979, nous avons emménagé à Sambreville. J’ai travaillé vingt-cinq ans à l’Usine de Fer, cinq ans à la Glacerie Saint-Roch et quinze ans dans le bâtiment à Bruxelles. Ce n’était jamais un travail de bureau : pendant des années j’ai soulevé et manipulé des charges pesant jusqu’à cent kilos. Aujourd’hui, on apprend des techniques pour ménager la santé des ouvriers, mais à l’époque… Mes vertèbres, de L2 à L4, ont été abîmées. J’ai été opéré récemment et j’espère retrouver une bonne mobilité.

Pourtant, pour moi, c’étaient de très belles années. J’ai toujours travaillé, l’argent n’a pas manqué. On s’amusait bien avec les copains et les copines. Les gens n’étaient pas racistes. Dans les premières générations, un immigré c’était un travailleur comme les autres.

Il n’y avait ni chômage, ni maladies, ni aide sociale, ni CPAS. Les immigrés étaient là pour travailler. Je n’ai pas souffert du racisme. Je suis devenu délégué syndical dans les années 1980 et je le suis resté pendant dix ans. J’ai obtenu la nationalité belge notamment grâce à l’excellent rapport qu’avait écrit sur moi le Président de la FGTB de l’époque.

Je me sens chez moi ici, et en même temps, je conserve mes racines culturelles. Je suis retourné quasiment tous les ans au Maroc, dans la famille, et j’ai aussi visité le pays. Mes enfants y vont en vacances mais ils choisissent aussi d’autres destinations touristiques.

Je suis pensionné aujourd’hui mais je reste un citoyen actif. Je m’occupe de la fête des voisins, ici à Moignelée. Cette année, avec nos amis chrétiens, nous avons organisé une rencontre entre chrétiens et musulmans à l’Église Saint-Christophe de Charleroi : “Ensemble avec Marie, Maria et Mariem”. Le roi Philippe a répondu favorablement à notre invitation. J’ai organisé d’autres rencontres et d’autres activités entre chrétiens et musulmans à Sambreville.

C’est vers la fin des années 1980 que le racisme s’est vraiment fait ressentir. On entendait des gens dire que les Belges de souche avaient accès aux meilleures formations et à de meilleures connaissances, qu’ils étaient donc plus importants. Aujourd’hui, on entend des choses négatives sur les arabes. Nos jeunes marocains de la deuxième et troisième générations sont entrés en concurrence avec les Belges de souche et ont été souvent mis de côté, alors qu’ils étaient parfois plus compétents.

Mes enfants sont de la troisième génération. Ils sont nés et ont grandi ici, et même s’ils ont des prénoms arabes, ils sont Belges. Ils sont victimes de préjugés ici et au Maroc. Mais ils s’adaptent, tout comme moi. J’ai toujours voulu être reconnu : je me suis toujours adapté et j’ai été apprécié pour mes compétences. Mes enfants sont pleinement chez eux ici. Si un jour ils devaient prendre les armes pour défendre la Belgique, ils le feraient.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.

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