Saritas
“Iqra signifie : “Lis pour comprendre qui tu es réellement’.
Aux jeunes turcs qui vivent ici je dirais : ‘Ouvrez un livre et prenez le temps de lire’.”
Citadelle, 7 novembre 2024, Namur.
Témoignage :
Je m’appelle Kamil Saritas. Je suis né en 1976 à Namur, à la clinique Sainte-Élisabeth. Mes parents sont d’Emirdağ. J’ai fait mes études de soins infirmiers à Sainte-Élisabeth, où j’ai travaillé pendant dix ans. J’étais persuadé d’y terminer ma carrière. Mais à Paris, j’ai rencontré mon ex-épouse, une Française d’origine polonaise. Elle est d’abord venue vivre avec moi en Belgique mais le temps gris a eu raison de son moral. Nous avons alors décidé de nous expatrier en Suisse. J’ai travaillé dix ans dans une clinique privée à Lausanne. Je me sens étranger dans mon pays d’origine ou dans mon pays d’accueil mais en fait, cette différence, je l’ai réellement ressentie en Suisse.
Avant que je ne devienne infirmier, dans les années 1980-1990, mon meilleur ami et moi nous faisions de la breakdance. Nous avons été les premiers professeurs de danse de rue reconnus et travaillant pour la province de Namur. Nous avons aidé à la création d’un spectacle au Théâtre royal de Namur, avec les participants des maisons de jeunes namuroises.
Je suis né à la Citadelle. Nous habitions juste au-dessus de la clinique Sainte-Élisabeth. On était quelques familles turques dans le quartier. La Citadelle c’était mon terrain de vie, de jeu et de rencontre avec mes amis. Le Square Baron Fallon, l’Esplanade où je vais encore parfois avec mes enfants, et le Théâtre de Verdure où, pendant des années, nous avons fêté nos anniversaires et fait la fête… On s’installait avec tout notre petit matériel et on écoutait de la musique turque. On chantait, on dansait autour d’un barbecue.
Mais ce n’est pas parce qu’on était dans un quartier aisé qu’on échappait aux contrôles d’identités. C’était du délit de faciès, pur et simple. Et c’est ce qui nous a poussés à vouloir sortir du lot. À nous dire qu’on n’est pas que ce que la société ou les gens pensent que nous sommes. C’est ce genre de regard qui m’a poussé à m’orienter vers les études de soins infirmiers. Je ne cherchais pas la reconnaissance sociale, mais je voulais surtout montrer qu’on ne peut pas être réduit à un faciès.
J’ai choisi des études d’infirmier parce que, depuis mon plus jeune âge, je veux aider mon prochain. Quand j’ai démarré le cursus, il n’y avait que très peu d’infirmiers en Belgique, encore moins d’origine turque. Quand j’expliquais dans ma communauté que j’étais infirmier, on me disait que je faisais un métier réservé aux femmes. Reconnaissons que le peuple turc est un peuple très fier et surtout très macho. Mais il faut bien dire qu’à Sainte-Élisabeth non plus, quand j’ai commencé à travailler, le mot infirmier n’existait pas ! Même sur mon diplôme, mon titre c’était “infirmière”. J’ai un diplôme d’infirmière !
Un quart de siècle plus tard, les mentalités ont changé. Y compris en Turquie et dans la communauté turque.
Mon rôle de soignant a réellement été mis en avant pendant la Covid-19. Et là, effectivement, on a été des héros, on nous applaudissait. Mais c’est du passé… Les gens sont plus énervés, stressés. Aujourd’hui, je suis juste un soignant, un être humain, un “musulman”. Ce qui veut dire, en arabe littéraire, un être humain.
Oui… En Belgique, la plupart des Turcs viennent d’Emirdağ. On ne prononce par le “g” final : il y a une barre au-dessus, c’est un “g” aspiré. À l’époque, le consulat de Belgique basé à Ankara recrutait des candidats à l’émigration. Comme le pays est immense, le Consul a décidé d’élargir le rayon de recrutement en direction d’Izmir et s’est arrêté à Emirdağ. C’est comme ça que les premiers immigrés sont arrivés en Belgique. Par la suite, bien sûr, c’est le bouche-à-oreille qui a fonctionné…
Mon père est arrivé vers 1964 pour travailler comme ouvrier. À cette époque, il n’y avait que les hommes qui venaient ici. Et ça a posé un problème à la Belgique : ces hommes renvoyaient tout l’argent qu’ils gagnaient dans leur pays d’origine, pour aider leurs familles. Donc, les Belges se sont demandé comment ils pouvaient faire pour que ces travailleurs investissent plutôt dans leur pays de résidence. C’est pour cela qu’ils ont organisé le regroupement familial. Et c’est ainsi que, dans un deuxième temps, ma maman est venue ici avec mes deux grandes sœurs.
La Turquie c’est mon identité. Je parlais le turc, ma langue maternelle, avant d’apprendre le français à l’école. J’ai parlé la langue de ma maman avant de parler la langue du pays dans lequel j’ai grandi. Je parle donc le turc, avec un accent certes, mais quand je suis en Turquie, on ne me fait plus cette remarque. Entre nous, avec mes frères et mes sœurs, nous parlons un dialecte moitié français, moitié turc.
Mes parents nous emmenaient en Turquie tous les trois, quatre ans, voir notre défunte grand-mère et nos cousines et cousins. Un voyage en Ford Transit chargée à bloc ! Quand j’ai quitté la Belgique pour aller travailler en Suisse, mon papa m’a dit : “Ne pars pas mon fils, parce que tu reviendras pour m’enterrer”. Et il avait raison. Il s’est retrouvé aux soins intensifs à Sainte-Élizabeth. Mes anciens collègues médecins m’ont appelé pour me dire qu’ils venaient de réanimer mon papa. J’ai accompagné sa dépouille en Turquie pour le mettre en terre pour son dernier voyage. Après j’ai eu un blocage, et pendant quinze ans, je n’ai plus remis les pieds en Turquie. Ensuite, j’y suis retourné quelques fois avec mes trois enfants. Comme mes parents l’ont fait pour moi, je les emmène à la rencontre de leur pays d’origine. Le plus grand a seize ans. On a visité ensemble la Turquie, que je ne connaissais pas vraiment.
Au fil de mon parcours, j’ai ressenti une certaine stigmatisation. En première rénové, à l’école des Cadets Henri Maus, un prof a dit, s’adressant à toute la classe : “De toute façon, votre avenir est tout tracé, vous irez tous pointer au chômage”. Autrement dit : vous êtes des enfants d’ouvriers, donc au mieux vous ferez comme votre papa. Cette phrase-là m’est restée. Je n’ai jamais eu l’occasion de dire à ce professeur d’histoire : “Désolé Monsieur, vous vous êtes trompé”.
Quand on me demande mon prénom, Kamil, les gens croient entendre “Camille”, à l’européenne. Et quand je leur dis que c’est avec un K et avec un L, on me demande quelle en est l’origine. Je leur explique que c’est un prénom arabe, que ça vient de l’arabe littéraire, que je suis d’origine turque et que je porte ce prénom parce que c’est celui de mon défunt grand-père.
J’ai étudié à l’école des frères à Salzinnes pendant que la plupart des autres Turcs étaient à l’école communale. J’ai appris les prières et les rituels chrétiens, lu des passages de la Bible et des Évangiles avant de connaître le Coran. Cela ne m’a posé aucun problème, au contraire. Seule la connaissance permet l’ouverture d’esprit. Ce sont les idées étroites qui nous limitent, qu’elles soient religieuses ou autres. On vit avec des préjugés.
Ma foi en Dieu est plus axée sur le côté spirituel. Je vis une relation personnelle à Dieu. Je n’ai pas besoin d’intermédiaire. Donc, je ne suis pas les règles émises par l’homme ; ma foi me suffit. Pour pratiquer cette foi, je passe par des rituels. Je prie à la mosquée.
Je dirais que nous vivons dans une société judéo-chrétienne : le fait de vouloir absolument appliquer les principes de la religion musulmane, comme prier cinq fois par jour sur son lieu de travail par exemple, ça pose problème. Alors que si on comprend bien le message du Saint-Coran, il n’y a pas de contraintes de ce genre. L’obligation de porter le voile pour les femmes n’est pas non plus une obligation coranique. Porter le voile est culturel. Beaucoup de musulmans confondent culture et foi religieuse et détournent les principes de l’Islam de son sens premier.
Les Imams sont avant tout des êtres humains.
Le premier principe de l’Islam, c’est de lire ; chose que l’on ne nous apprend pas dans les cours de religion. Je suis très critique par rapport à ce que l’on m’a enseigné. Il m’a fallu des années pour comprendre. La seule chose que je préconise, c’est de penser par soi-même. Ce que me demande Dieu, c’est de lire. Le premier verset c’est Iqra : “Lis au nom de ton Seigneur adoré”.
Ce qui se passe autour du terrorisme est inacceptable ! Nulle part dans le Coran on incite à tuer son prochain.
Mes enfants parlent leur langue maternelle, le français. Tristement, ils ne parlent pas le turc. J’essaye de leur apprendre mais c’est compliqué. Le plus petit de mes garçons, que j’ai eu avec ma seconde compagne, une Belgo-Italienne, aura bientôt quatre ans. Il parle aussi le français, c’est sa langue maternelle.
Aux jeunes turcs qui vivent ici je dirais : “Ouvrez un livre et prenez le temps de lire”. Personne n’est supérieur aux autres, on est tous capables de faire ce qu’on veut. Quand on prend la peine de rencontrer son prochain, de voir qu’un être humain est un être humain, quelle que soit son origine, quelle que soit sa couleur de peau, lorsqu’on ouvre l’intérieur, on est tous faits pareils.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.