El Bouiri
“Je suis fière de mon parcours, j’ai une clientèle fidèle, à 95 % Européenne. J’essaie de me diversifier, tout en gardant une touche orientale :
j’ajoute du curcuma ou du ras el hanout dans des plats plus européens.”
Restaurant “La Tanjia”, 25 janvier 2025, Auvelais.
Témoignage :
Je m’appelle Amal El Bouiri et je suis née il y a quarante-sept ans à l’hôpital Sainte-Élisabeth à Namur. Mes parents étaient originaires de Khouribga, la “ville du phosphate”.
Après leur mariage, ils sont venus à Namur avec ma grande sœur. Ils ne pensaient pas rester toute leur vie en Belgique. Ma mère faisait des ménages ; mon père a travaillé comme ouvrier, notamment dans le secteur automobile.
J’ai grandi à Namur. J’y ai fait toutes mes études avant de m’installer à Tamines, en 1998, dans la région d’origine de mon mari Thierry, qui est belge et musulman. On peut dire que je vis entre Namur et Charleroi et que je me sens bien dans les deux villes. Dès qu’il a mis les pieds au Maroc, mon mari a tout de suite adoré.
Il m’a toujours dit : “C’est ici que je veux vivre”. Nos deux enfants, Leila et Zakaria, sont nés à Namur. Depuis peu, je suis grand-mère d’une petite fille et d’un petit garçon.
Mon mari et moi nous avons travaillé dans la sécurité, puis comme agents pénitenciaires pendant pas mal d’années. Au début des années 2000, nous avons acheté cette maison de maître que mon mari a aménagée pour ouvrir ce restaurant, “La Tanjia”, le 11 avril 2019. Je travaillais régulièrement dans une brasserie de Charleroi, alors je me suis lancée dans l’aventure d’indépendante. Je suis une bonne cuisinière, j’aime accueillir et je suis naturellement conviviale.
Pour obtenir l’accès à la profession, la gestion ne m’a pas posé de problème mais je m’y suis reprise à deux fois : ma culture culinaire n’était pas assez étendue ! Les questions portaient uniquement sur la cuisine française, le gibier… Sur les vins français aussi. Rien sur le “Gris de Boulaouane”, par exemple. Moi qui voulais ouvrir un restaurant oriental ! Mais je me suis informée et j’ai obtenu le précieux document. Malgré les risques pris et les difficultés, je ne regrette pas ma décision. Nous avons fait face au confinement moins d’un an après l’ouverture, en organisant un service de livraison à domicile.
Je suis fière de mon parcours, j’ai une clientèle fidèle, à 95 % européenne. J’essaie de me diversifier, tout en gardant une touche orientale : j’ajoute du curcuma ou du ras el hanout dans des plats plus européens. Ma fille me seconde en cuisine, elle m’a même remplacée récemment.
Mon rapport à la religion est marqué par le respect et par une grande ouverture d’esprit. Je n’ai rien imposé dans ma maison. Je pense être une bonne musulmane et je pratique ma religion du mieux que je peux. Je suis concrètement charitable.
J’ai par exemple préparé des repas pour les hôpitaux pendant le Covid-19 et aussi pour les pompiers qui secouraient les sinistrés pendant les inondations.
Les jeunes d’origine étrangère de troisième génération vivent des temps difficiles. Les réseaux sociaux contribuent à cet état de choses, ils ont rendu les positions plus radicales. Il faut partager une religion de paix, d’amour et de tolérance. Apprendre que ce n’est pas parce qu’on respecte quelqu’un qu’on adhère à tout ce qu’il pense et dit. On ne doit rien imposer.
Les parents ont un rôle primordial à jouer. J’ai suivi la scolarité de mes enfants et je les ai protégés des mauvaises fréquentations. Les parents doivent aider leurs enfants en toutes circonstances.
Les enseignants sont un peu perdus. Il n’y a plus de respect pour leur fonction aujourd’hui. Ils devraient garder de la distance avec leurs élèves. Ils ne sont pas leurs copains.
Même les grands frères ne savent plus quoi faire avec cette génération. C’est facile de dire que c’est que à cause du racisme, qu’on ne veut pas de nous… Je connais des jeunes qui s’en sortent très bien. Il y a de la place pour tout le monde.
Les liens avec le pays et la culture d’origine se perdent. Ma fille parle très peu l’arabe, mon fils un peu mieux. Je regrette de ne pas y avoir été plus attentive de mon côté. À la maison, avec ma mère, on parlait l’arabe. Mais on lui répondait en français, pour qu’elle apprenne la langue.
Quand on veille à conserver ses racines, la mixité culturelle est enrichissante.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.