Rahmani
“J’ai essayé d’apprendre l’arabe. Malheureusement, mon père m’a toujours parlé en français.”
31 octobre 2024, Namur.
Témoignage :
Je m’appelle Leila Rahmani El-Alaoui, j’ai vingt-huit ans et je suis dentiste généraliste en région namuroise, où j’habite également. Le nom El-Alaoui est assez courant au Maroc : il fait référence aux descendants d’Ali, le gendre du prophète. Rahman a été rajouté par la suite et signifie “miséricordieux”, je crois.
Ma maman est Belge et mon papa est Marocain. Au départ, mon père est venu en Belgique pour étudier les sciences économiques à l’UMons, mais après avoir rencontré ma mère, il est finalement resté. Mes parents se sont séparés quand j’avais cinq ans. Pendant la semaine, je vivais chez ma mère et le week-end, chez mon père, à Bruxelles. Mais c’est essentiellement ma maman qui m’a élevée.
Ma famille au Maroc fait partie de la classe moyenne et reste assez conservatrice. La grande maison de famille qui réunissait tout le monde chaque été se trouve à Midelt, une petite ville située à deux cents kilomètres au sud de Fès. Enfant, j’y allais chaque année pendant plus ou moins trois semaines avec mon père, et parfois même sans lui. Actuellement, j’essaie de passer une semaine au Maroc chaque année, essentiellement pour voir la famille. En novembre dernier, j’ai tout de même visité une partie de Fès, c’était intéressant.
Je pense que le fait d’avoir fait des études rend ma famille fière. Ils aiment m’appeler “docteur” quand ils me voient. Par contre, leur grande tristesse est que je parle très mal arabe même si, dans ma famille, presque tout le monde parle français, à part ma grand-mère et quelques tantes. On arrive quand même à se comprendre. J’ai essayé d’apprendre l’arabe et j’essaie encore. Malheureusement, mon père m’a toujours parlé en français quand j’étais petite et c’est maintenant très difficile pour moi d’apprendre le dialecte. Les mots de vocabulaire que je connais le mieux sont du domaine de la cuisine ; j’apprécie la cuisine marocaine même si je ne sais malheureusement pas cuisiner les plats typiques. J’ai un demi-frère de dix-sept ans né d’un second mariage de mon papa. Mais lui, il parle arabe car sa maman lui a parlé sa langue pendant son enfance.
Il n’y a pas de grande différence entre mon parcours et celui d’un Belgo-Belge. Je n’avais pas d’accent, je travaillais bien à l’école… Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir de problème spécifique. Pendant mes études universitaires, j’ai remarqué que des petits groupes se formaient en fonction des origines des étudiants et que les Marocains, entre autres, avaient tendance à se rassembler.
Si je parlais arabe, je pense que mon origine serait un plus. Mes deux cultures m’ont peut-être apporté une ouverture d’esprit plus grande. Par exemple, je comprends tout à fait les filles qui portent le voile par choix. L’interdire dans l’espace public, tout comme l’imposer, c’est les priver de leur liberté de choix. Ce sont des sujets compliqués car j’ai l’impression que porter le voile peut provoquer une certaine appréhension. Je pense que, si je portais le voile, je serais clairement plus exposée au racisme. Il me semble que les filles qui se comportent “à l’occidentale” subissent moins de discriminations. Par contre, je pense que c’est plus difficile pour un garçon car ils font plus rapidement l’objet de préjugés. Suite aux différents attentats, je pense que les gens ont plus facilement peur d’un homme aux traits arabes, surtout s’il montre qu’il est musulman.
Certains de mes patients, en voyant un nom d’origine étrangère, se demandent probablement si j’ai bien fait mes études en Belgique. Mais ensuite, quand ils viennent au cabinet, ils voient que je fais mon travail correctement et ne se posent sans doute plus la question. De toute façon, cela ne m’impacte pas car j’exerce dans un secteur où il y a beaucoup, voire trop de travail… Et si mon nom pose un problème à certains patients, s’ils ne veulent pas venir chez moi pour cette raison, je suis contente de ne pas avoir affaire à eux.
Il faut être fort mentalement et avoir confiance en soi mais je comprends qu’il y ait des gens sensibles à ces marques de rejet et qui le vivent mal. Évidemment, je pratique un métier plutôt bien considéré, cela aide.
J’ai vraiment l’impression d’avoir toujours eu une double vie. Une vie avec ma maman et une vie avec mon papa… Avec ma maman, j’étais libre. J’ai pu faire tout ce que je voulais. Je pouvais sortir, m’habiller comme je le souhaitais. Avec mon papa, si je rentrais après dix-huit heures…, ce n’était pas la même histoire. J’ai assisté à plusieurs mariages marocains. Les mariés sont beaucoup dans la représentation et je pense qu’ils n’en profitent pas énormément. Toutefois, se marier reste un passage obligé.
Aux jeunes d’origine étrangère qui vivent ici je dirais qu’ils devraient considérer qu’ils ont une corde de plus à leur arc. Ils ne devraient pas s’en servir pour justifier des échecs dans leur parcours.
Cependant, il paraît qu’en Belgique les chiffres montrent que, même pour les dernières générations, l’ascenseur social fonctionne différemment. Je trouve cela dingue. Je ne pensais pas que cela avait un tel impact.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.