Susam
“Quand je suis ici, je me sens pleinement ici, et en Turquie, complètement là-bas.”
Espace culturel provincial “Le Delta”, 8 décembre 2024, Namur.
Témoignage :
Je m’appelle Ömer Susam. Je suis né le 26 mai 1991 à la clinique Sainte-Élisabeth de Namur. Mes parents se sont installés à Bruxelles quand j’avais trois ans, mais nous sommes revenus deux ans après. Nous étions très attachés à Namur. Aujourd’hui, ma famille habite à Salzinnes : certains à la Citadelle et les autres près du Palais des Expositions. Mes deux sœurs sont nées et se sont installées à Namur. Aujourd’hui, je vis à Kampenhout, en Brabant flamand.
J’ai un baccalauréat en marketing et un master en science, économie et gestion que j’ai suivi aux Facultés universitaires de Namur. Depuis ma sortie de l’Université, je travaille dans le secteur de la technologie de l’information. Je suis consultant en transformation digitale. J’ai accompagné des projets chez Belfius, Axa, BNP… En 2021, j’ai créé ma propre société.
J’ai rencontré ma femme, Arzu, lorsqu’elle vivait à Bruxelles. Elle est elle aussi d’origine turque, de la deuxième génération. Je l’ai épousée en 2018. Nous avons deux fils : Kerem et Karan.
Mes parents vivent toujours à Namur. Je suis de la troisième génération du côté de ma mère et de la deuxième du côté de mon père. Mes grands-parents maternels sont originaires d’Emirdağ, où ma mère est née. Mon grand-père a émigré seul en 1966 pour la Belgique, où il a travaillé pendant quelques années. Il a fait des allers-retours jusqu’en 1972, année où il a finalement ramené ma grand-mère et ma mère à Namur. Par la suite, chaque année, mes grands-parents séjournaient pendant deux mois en Turquie avec leurs six enfants.
Mon père lui aussi est né en Turquie. Il a étudié la musique au conservatoire et en a fait sa profession comme guitariste. En parallèle, il travaillait comme marchand de légumes sur le marché. Ma mère et lui se sont rencontrés en 1989 à Eskişehir où mon père habitait depuis des années. Ils sont venus s’installer en Belgique après leur mariage, dès que mon père a obtenu son visa. Il avait vingt-deux ans, il ne parlait pas la langue et ne pouvait donc pas exercer son métier. Pour lui, qui avait grandi en Turquie, c’était un gros choc de culture. Pendant quelques années, l’adaptation n’a pas été facile. Il a travaillé dans divers secteurs comme la construction, le nettoyage, et finalement, pour la Communauté française.
J’ai un parcours classique, pareil à celui de mes amis Belgo-Belges. J’allais à l’école et je jouais au foot. La différence, c’est ma connaissance des deux langues et des deux cultures, belge et turque. Je parle le français sans accent et je parle le turc comme on le parle à la télévision. C’est difficile d’être pris entre les deux. Je fais attention à respecter la langue et à la façon dont je m’habille, en Belgique comme en Turquie. Je me sens pleinement ici quand je suis ici, et pleinement là-bas quand je suis là-bas.
La musique occupe une grande place dans ma vie. Mon père m’a fait chanter en public dès l’âge de six ans. J’avais du succès. Vers quinze ans, j’ai appris à jouer du baglama. C’est une guitare à six cordes. On l’appelle saz parfois, mais c’est un terme qui désigne plusieurs sortes de guitares différentes (baglama, cura, divan sazi). J’ai appris tout seul mais sous l’œil averti de mon père qui en jouait lui-même dans la maison où j’ai grandi. C’est un hobby pour l’instant. Je fais connaître la musique et la culture turques pour enrichir la vision que la plupart des gens ont de la Turquie, qui ne se résume pas aux kebabs, aux loukoums et aux plages de sable fin…(rires). J’interprète des musiques traditionnelles.
J’ai longtemps chanté avec des groupes de musique turque bruxellois, au sein desquels j’ai dû me contenter d’une position en retrait. Il y a un an, je suis devenu DJ avec un concept qui s’éloigne de l’original, c’est-à-dire que je n’utilise pas seulement les chansons des autres mais également mes propres chansons que je chante en live pendant mes prestations. Cela amène une nouvelle dynamique, tant sur le plan artistique que financier, ce qui rend l’expérience beaucoup plus enrichissante.
Dans mon cœur il y a Namur et Eskişehir. Je m’y sens bien. Sans être un caméléon, il faut savoir faire preuve d’empathie, ressembler aux gens qui nous entourent. Il faut se respecter, rester soi-même, mais il faut aussi comprendre les autres.
J’essaie de contribuer à la société avec mon identité particulière et mes compétences. Je travaille notamment sur le concept “d’agilité”, que j’ai eu l’occasion d’enseigner pendant deux ans à l’Université de Namur. Il s’agit de réfléchir à la manière de répondre plus rapidement aux attentes du marché et de la clientèle, tout en favorisant l’adaptabilité et la collaboration au sein des équipes. L’agilité repose sur des principes tels que l’amélioration continue et la capacité à s’ajuster aux changements pour créer de la valeur de manière constante.
Il est indéniable que certains jeunes d’origine turque, surtout ceux de la troisième génération, trouvent difficilement leur place dans la société. Je constate parfois un certain repli communautaire. Je les comprends, on ne peut pas les en rendre totalement responsables. Dans mon milieu professionnel par exemple, il y a de la discrimination à l’embauche, le plus souvent cachée et difficile à prouver. Cela peut créer des frustrations chez les jeunes qui essaient de trouver du travail et qui n’y parviennent pas malgré leurs efforts. Après, ils ne s’y prennent pas toujours de la manière la plus adaptée pour surmonter ces obstacles. Selon moi, il leur faudrait une sorte de coaching ou d’accompagnement, de sensibilisation, pour leur donner des outils concrets, leur montrer la voie, leur enseigner l’approche à adopter et la structure à mettre en place pour réussir. Les jeunes d’origine étrangère sont peut-être moins bien outillés pour répondre aux attentes du secteur. C’est un désavantage qu’il faut combler par des initiatives collectives et individuelles.
Je pense qu’il est essentiel de rester positif et de se battre, car chaque effort compte. Mais ça doit être un travail commun, où chacun fait preuve d’ouverture et de respect pour la vision et les attentes de l’autre. Sinon, la situation risque de devenir encore plus complexe et pesante, pour tout le monde.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.