Eryürük
“Le truc, c’est qu’on est étrangers partout.”
Centre culturel turc, 15 octobre 2024, Namur.
Témoignage :
Je m’appelle Süleyman Eryürük et j’ai vingt-sept ans. Je suis issu de la troisième génération d’immigration d’une famille turque. Depuis fin 2023, je suis assistant chirurgien à l’hôpital de Delémont en Suisse. Après mes secondaires, j’ai entrepris des études de médecine aux facs de Namur. Mais l’année où j’ai commencé, ils ont instauré un numerus clausus. Je n’ai pas été classé, deux fois de suite. Je veux devenir médecin depuis l’âge de six ans, il n’était pas question que j’abandonne mon projet. J’ai appris que beaucoup de jeunes allaient étudier la médecine en Roumanie, à l’Université de médecine et de pharmacie de Timişoara. J’y ai passé six ans et j’ai obtenu mon diplôme en septembre 2023.
Mon père prône le respect familial. Le parent est protecteur mais il ne peut pas imposer le choix d’un métier à un enfant… Si j’avais voulu travailler dans la construction, mon père m’aurait permis de faire ce que je voulais, pour autant que je préserve ma qualité de vie.
Je fais beaucoup de choses en plus de mon travail. Je peins… C’est ce qui me permettait de me détendre un peu pendant mes études. De simple hobby, la peinture est devenue par la suite un projet plus sérieux. Je vends mes œuvres, j’expose mes tableaux abstraits. J’ai même un site (seartstudio.com).
C’est mon grand-père maternel qui est arrivé le premier en Belgique, en 1969. Mon papa est né en Turquie. Il est venu en Belgique en 1995, il travaille dans le terrassement. Ma maman est née dans la région namuroise à Saint-Marc. Moi, je suis né ici.
Ce que mes origines m’ont transmis, ce sont les valeurs familiales. Le respect parental. Je pense que c’est le plus important. Je n’aurais jamais pu faire de telles études si je n’avais pas eu l’aide de mes parents, financièrement et psychologiquement. Je connais plusieurs personnes, de ma génération ou de celle de mes parents, qui n’ont pas eu la même chance que moi, tout simplement parce que leurs parents ne voulaient pas ou ne pouvaient pas les aider. Si on se réfère aux soixante ans de l’anniversaire migratoire, dans le contexte, je suis aussi un migrant pauvre.
Un autre legs de mes origines, c’est peut-être la débrouillardise, le fait d’oser. Donc plutôt l’audace, en fait. Je crois qu’il faut oser. Et je crois que, ça aussi, ça m’a été transmis. Quitter sa terre natale c’est une expérience qui demande de l’audace. Pour mon grand-père maternel, ce fut le saut dans l’inconnu. Mais pour moi, plus qu’un déracinement, c’est un enrichissement.
Ce qui me relie à mon pays actuellement, c’est la famille. Ce sont les parents et les grands-parents, mes attaches profondes. Dans mon enfance, à la maison en Belgique, je retrouvais des traces de la Turquie : la nourriture, la télévision, les événements aussi, comme les mariages…
Je retourne presque chaque année en Anatolie centrale. C’est un peu la maison, c’est de là que tout le monde est sorti. Un retour aux sources. Tu sais que là-bas, tu es chez toi. Je parle turc, mais avec un accent, et là-bas, les gens se demandent pourquoi je parle comme ça, d’où je viens.
Je n’ai pas le projet d’aller vivre là-bas. Si mes grands-parents sont partis de Turquie, ce n’est pas pour qu’à un moment, moi j’y retourne. Si j’y retournais, ça ferait s’effondrer tout le projet. Et puis, dans mon cas, c’est un peu différent, parce que je suis aussi issu de la Belgique. Mon optique c’est : plus je vois, plus je m’enrichis. Je sais que j’ai mes racines en Belgique mais que mes racines turques sont aussi prévalentes.
J’ai trouvé ma place dans la société : être médecin, c’est occuper une place particulière. Il y a du respect mais ce n’est pas ça que je cherchais. À Delémont, dans la rue et dans les magasins, ce n’est pas le médecin que les gens reconnaissent, mais l’humain que je suis. Je suis très sociable et c’est ce côté que les gens apprécient.
Évidemment, j’ai connu des moments plus heureux que d’autres liés à mes origines. Le truc, c’est qu’on est étrangers partout. Malheureusement, en Turquie, tu es le Belge. En Belgique, tu es le Turc. En Suisse, le Belge ou le Turc. En Roumanie, j’étais le Turc qui venait de Belgique. Donc, voilà. Ici on est quelqu’un, là-bas quelqu’un d’autre, et puis après on se demande qui on est vraiment. C’est aussi pour cela que je n’envisage pas d’aller vivre en Turquie. On n’appartient pas vraiment à un endroit, c’est à toi de créer où tu veux être. C’est l’endroit où tu fais ta maison, où tu te sens à la maison. Moi je dis qu’on n’a pas de domicile fixe.
Quand on meurt, on rentre en Turquie. C’est le seul retour à domicile définitif. Il y a un cimetière turc à Namur, mais il est peu utilisé ; c’est encore nouveau, les mentalités doivent encore changer. Je sais que mes grands-parents et mes parents seront enterrés en Turquie parce qu’ici, ils tomberont vite dans l’oubli. En Turquie, il y aura toujours quelqu’un qui passera devant leurs sépultures et qui dira peut-être une prière en leurs noms. Là-bas, le respect des morts, le lien aux morts est différent. Je comprends cela mais moi, en tant que médecin, scientifiquement parlant, que je sois là-bas ou ici, je considère que c’est la même terre…
Je vais sans doute rester encore quelque temps en Suisse puis je vais reprendre ma recherche constante. Je n’ai pas peur d’aller vers l’inconnu. Il y a tellement à découvrir dans le monde pour se découvrir soi-même. On se limite beaucoup trop.
Aux jeunes d’origine turque qui vivent ici et qui auraient du mal à trouver leur place, je dirais : “Allez-y, jusqu’à vous sentir bien”. Soyez en recherche constant parce qu’il y a bien un moment où vous allez, je pense, ressentir ce sentiment de sérénité.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.