Karaçinar

 

photo Karaçinar

“Je connais les rituels catholiques et le catéchisme. Les religions m’intéressent. Ça ne m’a jamais posé problème, j’allais aussi au cours de religion à la mosquée.”

“Ristorante Passione”, 9 novembre 2024, Namur, Bouge.

Témoignage :

Je suis né à Virton en 1991, fils d’un ouvrier et d’une mère au foyer, tous deux turcs de deuxième génération. Ma famille est originaire du village de Kemerkaya, près de la ville d’Afyonkarahisar. Vers 1965, mon grand-père paternel s’est installé en Allemagne. Il y a fait venir sa femme et une partie de ses enfants. À l’âge de vingt-et-un ans, mon père, resté en Turquie, est venu épouser ma mère à Virton, d’où elle est originaire. Après avoir passé quelques années là-bas, mon père a trouvé un emploi à Namur. Nous nous y sommes installés. J’avais alors trois ans.

J’ai grandi en connaissant la vie à l’école et la vie en famille, en communauté. Dans ma vie de tous les jours, je vis comme un belge mais je reste fort attaché à mes origines. Ma langue maternelle est le turc, j’ai appris le français à l’école. Ma maman parle le turc et le français comme moi. On parlait turc à la maison. Maintenant je parle le français avec ma femme et ma fille. Je n’ai pas d’accent quand je parle turc, mais je constate qu’il y a beaucoup de gens de ma génération qui le parlent moins bien que moi.

Avec mes parents, nous retournions chaque année en Turquie. Je le fais maintenant moi aussi. Les gens du village savent qu’on vit depuis longtemps en Europe. Là-bas, on est étrangers sans l’être. Comme on est étrangers en Belgique, sans l’être. C’est la même histoire des deux côtés. Là-bas, certains pensent qu’on est riches, mais ils ne se rendent pas compte du travail qu’il y a derrière.

La différence entre mes parents et nous, c’est que nous, on est nés ici et on est donc belges automatiquement. On n’a pas vécu directement leur déracinement. Le mien, c’est l’emménagement à Namur (sourire).

En Belgique, personnellement, je n’ai pas souffert du tout du racisme. Peut-être une fois ou deux, à l’école notamment, mais ce sont des choses qui me passent au-dessus de la tête. Je peux comprendre certaines personnes. Il y a un repli communautaire, même dans les écoles. Et aussi chez les jeunes qui n’ont pas fait d’études supérieures, surtout à Bruxelles. Moi, j’ai toujours été entouré d’amis belges. J’ai même suivi le cours de religion. Je connais les rituels catholiques et le catéchisme. Les religions m’intéressent. Ça ne m’a jamais posé problème, j’allais aussi au cours de religion à la mosquée. C’était plus facile pour mes copains de m’accepter, parce que j’ai grandi avec eux. Ils ont tous fait des études comme moi. J’ai fait les miennes à Namur, à Notre-Dame, puis j’ai étudié le marketing à l’Henallux.

Mon épouse est d’origine sicilienne. Nous avons une fille de huit ans, Elif. Comme ma femme travaillait depuis longtemps dans l’horeca, nous avons ouvert ce “Ristorante Passione” en 2021. Notre fille fait partie de la quatrième génération et se partage entre trois cultures : italienne, turque et belge. Ses origines sont très présentes dans sa vie, elle va régulièrement en Sicile ou en Turquie, avec nous ou seule parfois. Elle ne se sent étrangère dans aucun de ces trois pays.

Moi je m’ennuie dans les mariages, il y trop de monde ! Ça, c’est mon côté européen, on va dire. Je ne suis pas asocial, je sais créer des liens sans parler avec tout le monde.

J’aime être en famille, j’aime beaucoup la famille, les valeurs de la famille, c’est ce qui m’importe le plus. Mes grands-parents sont encore à Virton et j’ai toujours ma grand-mère, des oncles et des tantes, des cousins et des cousines en Allemagne. J’aime les jours de fêtes, religieuses surtout.

C’est très bizarre, parce que je suis très attaché à mon pays d’origine, mais mes valeurs européennes, le rapport au travail, ma vie quotidienne sont différents. Je suis quelqu’un de carré, c’est aussi mon côté européen. J’aime l’Allemagne. J’aurais tellement voulu y vivre. En Belgique, c’est lent, les gens ne bougent pas.

Et donc quand je suis en Turquie, et parfois même en Belgique, je ne me sens pas chez moi. Quand on me demande si je pourrais retourner définitivement en Turquie, si je pourrais y vivre, je réponds que si on a de l’argent, on peut en effet bien y vivre. Mes grands-parents n’y retourneront jamais définitivement. Ils se sont habitués à certains aspects de la vie en Europe. Ils seront toutefois enterrés à Kermekaya, près d’Emirdağ, tout comme moi.

Parmi les Turcs de Belgique, il y des gens à la mentalité arriérée et d’autres très progressistes. Plus encore que moi. Je suis ancré dans le traditionalisme et en même temps ouvert d’esprit. C’est à nous de nous intégrer si on ne veut pas être discriminé. Il faut prendre les choses comme elles viennent, sans se poser trop de questions, et vivre, tout simplement.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.

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