Photo 16 : Ömer Susam

Ömer SUSAM

 

photo susam

Quand je suis ici, je me sens pleinement ici, et en Turquie, complètement là-bas.

Espace culturel provincial “Le Delta”, 8 décembre 2024, Namur.

Témoignage :

Je m’appelle Ömer Susam. Je suis né le 26 mai 1991 à la clinique Sainte-Élisabeth de Namur. Mes parents se sont installés à Bruxelles quand j’avais trois ans, mais nous sommes revenus deux ans après. Nous étions très attachés à Namur. Aujourd’hui, ma famille habite à Salzinnes : certains à la Citadelle et les autres près du Palais des Expositions. Mes deux sœurs sont nées et se sont installées à Namur. Aujourd’hui, je vis à Kampenhout, en Brabant flamand.

J’ai un baccalauréat en marketing et un master en science, économie et gestion que j’ai suivi aux Facultés universitaires de Namur. Depuis ma sortie de l’Université, je travaille dans le secteur de la technologie de l’information. Je suis consultant en transformation digitale. J’ai accompagné des projets chez Belfius, Axa, BNP… En 2021, j’ai créé ma propre société.

J’ai rencontré ma femme, Arzu, lorsqu’elle vivait à Bruxelles. Elle est elle aussi d’origine turque, de la deuxième génération. Je l’ai épousée en 2018. Nous avons deux fils : Kerem et Karan.

Mes parents vivent toujours à Namur. Je suis de la troisième génération du côté de ma mère et de la deuxième du côté de mon père. Mes grands-parents maternels sont originaires d’Emirdağ, où ma mère est née. Mon grand-père a émigré seul en 1966 pour la Belgique, où il a travaillé pendant quelques années. Il a fait des allers-retours jusqu’en 1972, année où il a finalement ramené ma grand-mère et ma mère à Namur. Par la suite, chaque année, mes grands-parents séjournaient pendant deux mois en Turquie avec leurs six enfants.

Mon père lui aussi est né en Turquie. Il a étudié la musique au conservatoire et en a fait sa profession comme guitariste. En parallèle, il travaillait comme marchand de légumes sur le marché. Ma mère et lui se sont rencontrés en 1989 à Eskişehir où mon père habitait depuis des années. Ils sont venus s’installer en Belgique après leur mariage, dès que mon père a obtenu son visa. Il avait vingt-deux ans, il ne parlait pas la langue et ne pouvait donc pas exercer son métier. Pour lui, qui avait grandi en Turquie, c’était un gros choc de culture. Pendant quelques années, l’adaptation n’a pas été facile. Il a travaillé dans divers secteurs comme la construction, le nettoyage, et finalement, pour la Communauté française.

J’ai un parcours classique, pareil à celui de mes amis Belgo-Belges. J’allais à l’école et je jouais au foot. La différence, c’est ma connaissance des deux langues et des deux cultures, belge et turque. Je parle le français sans accent et je parle le turc comme on le parle à la télévision. C’est difficile d’être pris entre les deux. Je fais attention à respecter la langue et à la façon dont je m’habille, en Belgique comme en Turquie. Je me sens pleinement ici quand je suis ici, et pleinement là-bas quand je suis là-bas.

La musique occupe une grande place dans ma vie. Mon père m’a fait chanter en public dès l’âge de six ans. J’avais du succès. Vers quinze ans, j’ai appris à jouer du baglama. C’est une guitare à six cordes. On l’appelle saz parfois, mais c’est un terme qui désigne plusieurs sortes de guitares différentes (baglama, cura, divan sazi). J’ai appris tout seul mais sous l’œil averti de mon père qui en jouait lui-même dans la maison où j’ai grandi. C’est un hobby pour l’instant. Je fais connaître la musique et la culture turques pour enrichir la vision que la plupart des gens ont de la Turquie, qui ne se résume pas aux kebabs, aux loukoums et aux plages de sable fin…(rires). J’interprète des musiques traditionnelles.

J’ai longtemps chanté avec des groupes de musique turque bruxellois, au sein desquels j’ai dû me contenter d’une position en retrait. Il y a un an, je suis devenu DJ avec un concept qui s’éloigne de l’original, c’est-à-dire que je n’utilise pas seulement les chansons des autres mais également mes propres chansons que je chante en live pendant mes prestations. Cela amène une nouvelle dynamique, tant sur le plan artistique que financier, ce qui rend l’expérience beaucoup plus enrichissante.

Dans mon cœur il y a Namur et Eskişehir. Je m’y sens bien. Sans être un caméléon, il faut savoir faire preuve d’empathie, ressembler aux gens qui nous entourent. Il faut se respecter, rester soi-même, mais il faut aussi comprendre les autres.

J’essaie de contribuer à la société avec mon identité particulière et mes compétences. Je travaille notamment sur le concept “d’agilité”, que j’ai eu l’occasion d’enseigner pendant deux ans à l’Université de Namur. Il s’agit de réfléchir à la manière de répondre plus rapidement aux attentes du marché et de la clientèle, tout en favorisant l’adaptabilité et la collaboration au sein des équipes. L’agilité repose sur des principes tels que l’amélioration continue et la capacité à s’ajuster aux changements pour créer de la valeur de manière constante.

Il est indéniable que certains jeunes d’origine turque, surtout ceux de la troisième génération, trouvent difficilement leur place dans la société. Je constate parfois un certain repli communautaire. Je les comprends, on ne peut pas les en rendre totalement responsables. Dans mon milieu professionnel par exemple, il y a de la discrimination à l’embauche, le plus souvent cachée et difficile à prouver. Cela peut créer des frustrations chez les jeunes qui essaient de trouver du travail et qui n’y parviennent pas malgré leurs efforts. Après, ils ne s’y prennent pas toujours de la manière la plus adaptée pour surmonter ces obstacles. Selon moi, il leur faudrait une sorte de coaching ou d’accompagnement, de sensibilisation, pour leur donner des outils concrets, leur montrer la voie, leur enseigner l’approche à adopter et la structure à mettre en place pour réussir. Les jeunes d’origine étrangère sont peut-être moins bien outillés pour répondre aux attentes du secteur. C’est un désavantage qu’il faut combler par des initiatives collectives et individuelles.

Je pense qu’il est essentiel de rester positif et de se battre, car chaque effort compte. Mais ça doit être un travail commun, où chacun fait preuve d’ouverture et de respect pour la vision et les attentes de l’autre. Sinon, la situation risque de devenir encore plus complexe et pesante, pour tout le monde.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 15 : Leila Rahmani El-Alaoui

Leila RAHMANI EL-ALAOUI

 

photo Rahmani

J’ai essayé d’apprendre l’arabe. Malheureusement, mon père m’a toujours parlé en français.

31 octobre 2024, Namur.

Témoignage :

Je m’appelle Leila Rahmani El-Alaoui, j’ai vingt-huit ans et je suis dentiste généraliste en région namuroise, où j’habite également. Le nom El-Alaoui est assez courant au Maroc : il fait référence aux descendants d’Ali, le gendre du prophète. Rahman a été rajouté par la suite et signifie “miséricordieux”, je crois.

Ma maman est Belge et mon papa est Marocain. Au départ, mon père est venu en Belgique pour étudier les sciences économiques à l’UMons, mais après avoir rencontré ma mère, il est finalement resté. Mes parents se sont séparés quand j’avais cinq ans. Pendant la semaine, je vivais chez ma mère et le week-end, chez mon père, à Bruxelles. Mais c’est essentiellement ma maman qui m’a élevée.

Ma famille au Maroc fait partie de la classe moyenne et reste assez conservatrice. La grande maison de famille qui réunissait tout le monde chaque été se trouve à Midelt, une petite ville située à deux cents kilomètres au sud de Fès. Enfant, j’y allais chaque année pendant plus ou moins trois semaines avec mon père, et parfois même sans lui. Actuellement, j’essaie de passer une semaine au Maroc chaque année, essentiellement pour voir la famille. En novembre dernier, j’ai tout de même visité une partie de Fès, c’était intéressant.

Je pense que le fait d’avoir fait des études rend ma famille fière. Ils aiment m’appeler “docteur” quand ils me voient. Par contre, leur grande tristesse est que je parle très mal arabe même si, dans ma famille, presque tout le monde parle français, à part ma grand-mère et quelques tantes. On arrive quand même à se comprendre. J’ai essayé d’apprendre l’arabe et j’essaie encore. Malheureusement, mon père m’a toujours parlé en français quand j’étais petite et c’est maintenant très difficile pour moi d’apprendre le dialecte. Les mots de vocabulaire que je connais le mieux sont du domaine de la cuisine ; j’apprécie la cuisine marocaine même si je ne sais malheureusement pas cuisiner les plats typiques. J’ai un demi-frère de dix-sept ans né d’un second mariage de mon papa. Mais lui, il parle arabe car sa maman lui a parlé sa langue pendant son enfance.

Il n’y a pas de grande différence entre mon parcours et celui d’un Belgo-Belge. Je n’avais pas d’accent, je travaillais bien à l’école… Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir de problème spécifique. Pendant mes études universitaires, j’ai remarqué que des petits groupes se formaient en fonction des origines des étudiants et que les Marocains, entre autres, avaient tendance à se rassembler.

Si je parlais arabe, je pense que mon origine serait un plus. Mes deux cultures m’ont peut-être apporté une ouverture d’esprit plus grande. Par exemple, je comprends tout à fait les filles qui portent le voile par choix. L’interdire dans l’espace public, tout comme l’imposer, c’est les priver de leur liberté de choix. Ce sont des sujets compliqués car j’ai l’impression que porter le voile peut provoquer une certaine appréhension. Je pense que, si je portais le voile, je serais clairement plus exposée au racisme. Il me semble que les filles qui se comportent “à l’occidentale” subissent moins de discriminations. Par contre, je pense que c’est plus difficile pour un garçon car ils font plus rapidement l’objet de préjugés. Suite aux différents attentats, je pense que les gens ont plus facilement peur d’un homme aux traits arabes, surtout s’il montre qu’il est musulman.

Certains de mes patients, en voyant un nom d’origine étrangère, se demandent probablement si j’ai bien fait mes études en Belgique. Mais ensuite, quand ils viennent au cabinet, ils voient que je fais mon travail correctement et ne se posent sans doute plus la question. De toute façon, cela ne m’impacte pas car j’exerce dans un secteur où il y a beaucoup, voire trop de travail… Et si mon nom pose un problème à certains patients, s’ils ne veulent pas venir chez moi pour cette raison, je suis contente de ne pas avoir affaire à eux.

Il faut être fort mentalement et avoir confiance en soi mais je comprends qu’il y ait des gens sensibles à ces marques de rejet et qui le vivent mal. Évidemment, je pratique un métier plutôt bien considéré, cela aide.

J’ai vraiment l’impression d’avoir toujours eu une double vie. Une vie avec ma maman et une vie avec mon papa… Avec ma maman, j’étais libre. J’ai pu faire tout ce que je voulais. Je pouvais sortir, m’habiller comme je le souhaitais. Avec mon papa, si je rentrais après dix-huit heures…, ce n’était pas la même histoire. J’ai assisté à plusieurs mariages marocains. Les mariés sont beaucoup dans la représentation et je pense qu’ils n’en profitent pas énormément. Toutefois, se marier reste un passage obligé.

Aux jeunes d’origine étrangère qui vivent ici je dirais qu’ils devraient considérer qu’ils ont une corde de plus à leur arc. Ils ne devraient pas s’en servir pour justifier des échecs dans leur parcours.

Cependant, il paraît qu’en Belgique les chiffres montrent que, même pour les dernières générations, l’ascenseur social fonctionne différemment. Je trouve cela dingue. Je ne pensais pas que cela avait un tel impact.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 14 : Latifa Bazouze

Latifa BAZOUZE

 

photo bazouze

“Il y a de plus en plus de gens qui ne croient plus.

Des jeunes délinquants font des choses qui ne sont pas permises par l’Islam et qui ont des conséquences.

C’est un problème de société.”

31 octobre 2024, Jemeppe-sur-Sambre.

Témoignage :

Je m’appelle Latifa Bazouze, j’ai cinquante-trois ans. J’ai trois filles de vingt-sept, vingt-quatre et vingt-deux ans. Je suis née en Belgique, à Auvelais. L’hôpital était tout neuf, j’étais le troisième bébé à y naître. La première dame qui y a accouché a reçu une poussette, la deuxième un cadeau et ma mère, rien. Un jour, j’ai raconté ça à une de mes cousines et je lui ai dit : “Tu vois, ma vie s’est résumée à des occasions manquées”.

J’ai mon Certificat d’enseignement secondaire supérieur et un diplôme de décoratrice d’intérieur de l’IFAPME. J’aime réaliser des décors, des collages, mais je ne travaille pas dans ce domaine-là. J’ai eu un contrat temporaire aux Petits Riens. Actuellement, je cherche du travail, même en bénévolat.

Je suis très sociable et j’aime rencontrer les gens.

C’est difficile de trouver un emploi. Je suis croyante et voilée, c’est un obstacle. On ne me le dira pas, mais je le sais. On a beau être né ici, il y a toujours… du racisme et on vous fera souvent sentir que vous n’êtes pas vraiment Belge.

Mes parents sont arrivés en Belgique en 1967. Mon père était ouvrier et ma mère femme au foyer. On est dix chez nous. C’est du boulot. Les aînées se sont occupées des plus jeunes. Mes parents sont analphabètes, on s’est toujours débrouillés tout seuls à l’école. À la maison, on parlait le dialecte marocain et à l’école, le français. Il y avait des mots simples que beaucoup utilisaient mais que je ne connaissais pas. On se sent différent, mais ça reste une richesse de connaître deux langues. C’est une ouverture, et c’est plus facile pour apprendre d’autres langues.

J’ai entamé des études de langues à l’École d’interprètes internationaux à Mons. Plus tard, j’ai suivi une formation pour enseigner le “français langue étrangère” (FLE), mais je n’ai pas pu poursuivre car c’était à Bruxelles.

Ce qui différencie mon parcours de vie de celui d’un Belgo-Belge, c’est le faciès. On a beau être né ici, être allé à l’école, parler le français sans accent… Au téléphone, pas de problème, mais dès que vous êtes en face à face, on vous ramène à vos origines. Soit franchement, soit de manière moins directe. “Il faut qu’on s’intègre”, me dit-on. S’intégrer, c’est “rejoindre” un groupe pour y être assimilé. Mais comment puis-je m’intégrer si je fais déjà partie de ce groupe ?

La religion accentue la différence. Quand j’étais jeune, je n’étais pas voilée. Il y avait beaucoup moins de signes religieux en rue. Nos mères n’étaient pas voilées. Et puis nous, en grandissant, on s’est intéressés à l’Islam. Maintenant, il y a beaucoup plus de jeunes qui sont voilées. Ça crée un malaise et ça génère de la peur.

Quand on allait en vacances en Maroc, on était considérés comme des étrangers. On pointait notre accent. Je n’y vais plus beaucoup parce que je n’adhère pas à la mentalité de certains Marocains. C’est entre autres pour ça que j’ai divorcé ! Mon ex-mari est né au Maroc et nous, ici, nous avons une culture et une mentalité différentes. Nous ne pouvions pas nous entendre sur pas mal de sujets. Pourtant, au Maroc, il y a des gens très ouverts. La dernière fois que j’y suis allée, c’était en 2020. Mon père était malade.

Mes dernières vacances là-bas, c’était en 2014. Sinon, je vais en Égypte. Mes filles aimeraient bien aller au Maroc, elles apprécient l’ambiance, l’hospitalité, la convivialité générale et aussi la nourriture. Quand on ne travaille pas on se sent exclu ! En tant qu’enfant d’immigrés, on fait face à beaucoup de préjugés et on nous assimile à une certaine culture. Un jour, sur mon lieu de travail, alors que j’étais en pause à l’extérieur du magasin, assise sur un escalier, une cliente m’a tendu une pièce de monnaie ! Elle pensait que je faisais la manche. Ça m’a fait sourire… Les Belges ne sont pas très ouverts d’esprit, surtout les Wallons. Il y a des pays comme la Grande-Bretagne où les gens sont beaucoup plus ouverts. C’est vrai, je pense que c’est la mentalité du pays qui compte.

Si un jeune d’origine marocaine vit à l’occidentale, mange du porc et boit de l’alcool, on le considère comme intégré, assimilé ! Mais je pense qu’on doit garder nos valeurs, nos principes. Si j’avais des conseils à donner, ce serait aux parents plutôt qu’aux jeunes. C’est à eux d’éduquer leurs enfants. Ce n’est pas le rôle de l’école. Nous devons apprendre à nos enfants à bien se comporter, à avoir du respect, à être polis, et leur inculquer les valeurs universelles.

Le croyant sait qu’il y a une vie après la mort, comme les catholiques. Donc, s’il y a une vie après la mort, ce que vous faites sur terre aura des répercussions sur votre vie après la mort. Il y a de plus en plus de gens qui ne croient plus. Des jeunes délinquants font des choses qui ne sont pas permises par l’Islam et qui ont des conséquences. C’est un problème de société. En France, le fait que la religion doive rester dans le domaine privé, ça ne va plus. On n’est pas musulman que chez soi, on l’est aussi au dehors. Je ne pourrais pas dire à mes enfants de changer de visage hors de la maison… Non. Un musulman, où qu’il soit, doit bien se comporter. Tout le monde, même un athée, doit bien se comporter. Ce sont des valeurs universelles.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 13 : Kamil Saritas

Kamil SARITAS

 

photo Saritas

Iqra signifie : “Lis pour comprendre qui tu es réellement’.

Aux jeunes turcs qui vivent ici je dirais : ‘Ouvrez un livre et prenez le temps de lire’.”

Citadelle, 7 novembre 2024, Namur.

Témoignage :

Je m’appelle Kamil Saritas. Je suis né en 1976 à Namur, à la clinique Sainte-Élisabeth. Mes parents sont d’Emirdağ. J’ai fait mes études de soins infirmiers à Sainte-Élisabeth, où j’ai travaillé pendant dix ans. J’étais persuadé d’y terminer ma carrière. Mais à Paris, j’ai rencontré mon ex-épouse, une Française d’origine polonaise. Elle est d’abord venue vivre avec moi en Belgique mais le temps gris a eu raison de son moral. Nous avons alors décidé de nous expatrier en Suisse. J’ai travaillé dix ans dans une clinique privée à Lausanne. Je me sens étranger dans mon pays d’origine ou dans mon pays d’accueil mais en fait, cette différence, je l’ai réellement ressentie en Suisse.

Avant que je ne devienne infirmier, dans les années 1980-1990, mon meilleur ami et moi nous faisions de la breakdance. Nous avons été les premiers professeurs de danse de rue reconnus et travaillant pour la province de Namur. Nous avons aidé à la création d’un spectacle au Théâtre royal de Namur, avec les participants des maisons de jeunes namuroises.

Je suis né à la Citadelle. Nous habitions juste au-dessus de la clinique Sainte-Élisabeth. On était quelques familles turques dans le quartier. La Citadelle c’était mon terrain de vie, de jeu et de rencontre avec mes amis. Le Square Baron Fallon, l’Esplanade où je vais encore parfois avec mes enfants, et le Théâtre de Verdure où, pendant des années, nous avons fêté nos anniversaires et fait la fête… On s’installait avec tout notre petit matériel et on écoutait de la musique turque. On chantait, on dansait autour d’un barbecue.

Mais ce n’est pas parce qu’on était dans un quartier aisé qu’on échappait aux contrôles d’identités. C’était du délit de faciès, pur et simple. Et c’est ce qui nous a poussés à vouloir sortir du lot. À nous dire qu’on n’est pas que ce que la société ou les gens pensent que nous sommes. C’est ce genre de regard qui m’a poussé à m’orienter vers les études de soins infirmiers. Je ne cherchais pas la reconnaissance sociale, mais je voulais surtout montrer qu’on ne peut pas être réduit à un faciès.

J’ai choisi des études d’infirmier parce que, depuis mon plus jeune âge, je veux aider mon prochain. Quand j’ai démarré le cursus, il n’y avait que très peu d’infirmiers en Belgique, encore moins d’origine turque. Quand j’expliquais dans ma communauté que j’étais infirmier, on me disait que je faisais un métier réservé aux femmes. Reconnaissons que le peuple turc est un peuple très fier et surtout très macho. Mais il faut bien dire qu’à Sainte-Élisabeth non plus, quand j’ai commencé à travailler, le mot infirmier n’existait pas ! Même sur mon diplôme, mon titre c’était “infirmière”. J’ai un diplôme d’infirmière !

Un quart de siècle plus tard, les mentalités ont changé. Y compris en Turquie et dans la communauté turque.

Mon rôle de soignant a réellement été mis en avant pendant la Covid-19. Et là, effectivement, on a été des héros, on nous applaudissait. Mais c’est du passé… Les gens sont plus énervés, stressés. Aujourd’hui, je suis juste un soignant, un être humain, un “musulman”. Ce qui veut dire, en arabe littéraire, un être humain.

Oui… En Belgique, la plupart des Turcs viennent d’Emirdağ. On ne prononce par le “g” final : il y a une barre au-dessus, c’est un “g” aspiré. À l’époque, le consulat de Belgique basé à Ankara recrutait des candidats à l’émigration. Comme le pays est immense, le Consul a décidé d’élargir le rayon de recrutement en direction d’Izmir et s’est arrêté à Emirdağ. C’est comme ça que les premiers immigrés sont arrivés en Belgique. Par la suite, bien sûr, c’est le bouche-à-oreille qui a fonctionné…

Mon père est arrivé vers 1964 pour travailler comme ouvrier. À cette époque, il n’y avait que les hommes qui venaient ici. Et ça a posé un problème à la Belgique : ces hommes renvoyaient tout l’argent qu’ils gagnaient dans leur pays d’origine, pour aider leurs familles. Donc, les Belges se sont demandé comment ils pouvaient faire pour que ces travailleurs investissent plutôt dans leur pays de résidence. C’est pour cela qu’ils ont organisé le regroupement familial. Et c’est ainsi que, dans un deuxième temps, ma maman est venue ici avec mes deux grandes sœurs.

La Turquie c’est mon identité. Je parlais le turc, ma langue maternelle, avant d’apprendre le français à l’école. J’ai parlé la langue de ma maman avant de parler la langue du pays dans lequel j’ai grandi. Je parle donc le turc, avec un accent certes, mais quand je suis en Turquie, on ne me fait plus cette remarque. Entre nous, avec mes frères et mes sœurs, nous parlons un dialecte moitié français, moitié turc.

Mes parents nous emmenaient en Turquie tous les trois, quatre ans, voir notre défunte grand-mère et nos cousines et cousins. Un voyage en Ford Transit chargée à bloc ! Quand j’ai quitté la Belgique pour aller travailler en Suisse, mon papa m’a dit : “Ne pars pas mon fils, parce que tu reviendras pour m’enterrer”. Et il avait raison. Il s’est retrouvé aux soins intensifs à Sainte-Élizabeth. Mes anciens collègues médecins m’ont appelé pour me dire qu’ils venaient de réanimer mon papa. J’ai accompagné sa dépouille en Turquie pour le mettre en terre pour son dernier voyage. Après j’ai eu un blocage, et pendant quinze ans, je n’ai plus remis les pieds en Turquie. Ensuite, j’y suis retourné quelques fois avec mes trois enfants. Comme mes parents l’ont fait pour moi, je les emmène à la rencontre de leur pays d’origine. Le plus grand a seize ans. On a visité ensemble la Turquie, que je ne connaissais pas vraiment.

Au fil de mon parcours, j’ai ressenti une certaine stigmatisation. En première rénové, à l’école des Cadets Henri Maus, un prof a dit, s’adressant à toute la classe : “De toute façon, votre avenir est tout tracé, vous irez tous pointer au chômage”. Autrement dit : vous êtes des enfants d’ouvriers, donc au mieux vous ferez comme votre papa. Cette phrase-là m’est restée. Je n’ai jamais eu l’occasion de dire à ce professeur d’histoire : “Désolé Monsieur, vous vous êtes trompé”.

Quand on me demande mon prénom, Kamil, les gens croient entendre “Camille”, à l’européenne. Et quand je leur dis que c’est avec un K et avec un L, on me demande quelle en est l’origine. Je leur explique que c’est un prénom arabe, que ça vient de l’arabe littéraire, que je suis d’origine turque et que je porte ce prénom parce que c’est celui de mon défunt grand-père.

J’ai étudié à l’école des frères à Salzinnes pendant que la plupart des autres Turcs étaient à l’école communale. J’ai appris les prières et les rituels chrétiens, lu des passages de la Bible et des Évangiles avant de connaître le Coran. Cela ne m’a posé aucun problème, au contraire. Seule la connaissance permet l’ouverture d’esprit. Ce sont les idées étroites qui nous limitent, qu’elles soient religieuses ou autres. On vit avec des préjugés.

Ma foi en Dieu est plus axée sur le côté spirituel. Je vis une relation personnelle à Dieu. Je n’ai pas besoin d’intermédiaire. Donc, je ne suis pas les règles émises par l’homme ; ma foi me suffit. Pour pratiquer cette foi, je passe par des rituels. Je prie à la mosquée.

Je dirais que nous vivons dans une société judéo-chrétienne : le fait de vouloir absolument appliquer les principes de la religion musulmane, comme prier cinq fois par jour sur son lieu de travail par exemple, ça pose problème. Alors que si on comprend bien le message du Saint-Coran, il n’y a pas de contraintes de ce genre. L’obligation de porter le voile pour les femmes n’est pas non plus une obligation coranique. Porter le voile est culturel. Beaucoup de musulmans confondent culture et foi religieuse et détournent les principes de l’Islam de son sens premier.

Les Imams sont avant tout des êtres humains.

Le premier principe de l’Islam, c’est de lire ; chose que l’on ne nous apprend pas dans les cours de religion. Je suis très critique par rapport à ce que l’on m’a enseigné. Il m’a fallu des années pour comprendre. La seule chose que je préconise, c’est de penser par soi-même. Ce que me demande Dieu, c’est de lire. Le premier verset c’est Iqra : “Lis au nom de ton Seigneur adoré”.

Ce qui se passe autour du terrorisme est inacceptable ! Nulle part dans le Coran on incite à tuer son prochain.

Mes enfants parlent leur langue maternelle, le français. Tristement, ils ne parlent pas le turc. J’essaye de leur apprendre mais c’est compliqué. Le plus petit de mes garçons, que j’ai eu avec ma seconde compagne, une Belgo-Italienne, aura bientôt quatre ans. Il parle aussi le français, c’est sa langue maternelle.

Aux jeunes turcs qui vivent ici je dirais : “Ouvrez un livre et prenez le temps de lire”. Personne n’est supérieur aux autres, on est tous capables de faire ce qu’on veut. Quand on prend la peine de rencontrer son prochain, de voir qu’un être humain est un être humain, quelle que soit son origine, quelle que soit sa couleur de peau, lorsqu’on ouvre l’intérieur, on est tous faits pareils.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 12 : Ibrahim Boukamir

Ibrahim BOUKAMIR

 

photo Boukamir

“J’ai toujours voulu être reconnu : je me suis toujours adapté et j’ai été apprécié pour mes compétences.”

23 décembre 2024, Moignelée.

 

Témoignage :

J’ai soixante-huit ans, je suis retraité depuis trois ans. Mes cinq enfants, âgés de trente-neuf à quarante-huit ans, m’ont donné douze petits-enfants. Tous vivent dans la région. Pour n’oublier personne, j’ai sur moi la liste des anniversaires de mes petits-enfants. Le dernier est né le 13 juillet 2023. Je suis le Papy de tous et je leur montre mon affection de manière équitable.

Ma première femme, la mère de mes deux aînés, est décédée. J’ai eu mes trois autres enfants avec Naja, que j’ai connue à Mekhnès. Elle parle le dialecte du sud, et à l’époque, je devais traduire ce qu’elle disait à ma mère, avec laquelle j’habitais. Moi je suis du Rif, au Nord du Maroc. J’ai été élevé par mon oncle à Al Hoceïma.

Mon papa est venu ici en 1962 pour travailler dans les charbonnages du côté de Charleroi. Il revenait nous voir pendant les vacances. Je l’ai rejoint en 1972. Ma maman et mes frères sont restés au Maroc.

À la base je suis électromécanicien, mais à chaque fois que j’en avais la possibilité, j’ai suivi des cours du soir de mécanique, d’anglais, de conducteur de grue… J’ai commencé à travailler comme tourneur le 13 mars 1973 chez Bergobride à Farciennes, une entreprise qui fabriquait des brides métalliques pour assembler les conduites. Je me souviens que le chef d’atelier, un Italien, m’avait fait faire une pièce de preuve avant de m’engager.

J’aurais voulu devenir ingénieur, faire des études, mais je devais gagner ma vie pour aider ma famille. Mon père me disait que faire des études ça coûtait cher, qu’il fallait acheter les livres… Le vendredi, c’est lui qui ouvrait l’enveloppe de ma paie.

En 1979, nous avons emménagé à Sambreville. J’ai travaillé vingt-cinq ans à l’Usine de Fer, cinq ans à la Glacerie Saint-Roch et quinze ans dans le bâtiment à Bruxelles. Ce n’était jamais un travail de bureau : pendant des années j’ai soulevé et manipulé des charges pesant jusqu’à cent kilos. Aujourd’hui, on apprend des techniques pour ménager la santé des ouvriers, mais à l’époque… Mes vertèbres, de L2 à L4, ont été abîmées. J’ai été opéré récemment et j’espère retrouver une bonne mobilité.

Pourtant, pour moi, c’étaient de très belles années. J’ai toujours travaillé, l’argent n’a pas manqué. On s’amusait bien avec les copains et les copines. Les gens n’étaient pas racistes. Dans les premières générations, un immigré c’était un travailleur comme les autres.

Il n’y avait ni chômage, ni maladies, ni aide sociale, ni CPAS. Les immigrés étaient là pour travailler. Je n’ai pas souffert du racisme. Je suis devenu délégué syndical dans les années 1980 et je le suis resté pendant dix ans. J’ai obtenu la nationalité belge notamment grâce à l’excellent rapport qu’avait écrit sur moi le Président de la FGTB de l’époque.

Je me sens chez moi ici, et en même temps, je conserve mes racines culturelles. Je suis retourné quasiment tous les ans au Maroc, dans la famille, et j’ai aussi visité le pays. Mes enfants y vont en vacances mais ils choisissent aussi d’autres destinations touristiques.

Je suis pensionné aujourd’hui mais je reste un citoyen actif. Je m’occupe de la fête des voisins, ici à Moignelée. Cette année, avec nos amis chrétiens, nous avons organisé une rencontre entre chrétiens et musulmans à l’Église Saint-Christophe de Charleroi : “Ensemble avec Marie, Maria et Mariem”. Le roi Philippe a répondu favorablement à notre invitation. J’ai organisé d’autres rencontres et d’autres activités entre chrétiens et musulmans à Sambreville.

C’est vers la fin des années 1980 que le racisme s’est vraiment fait ressentir. On entendait des gens dire que les Belges de souche avaient accès aux meilleures formations et à de meilleures connaissances, qu’ils étaient donc plus importants. Aujourd’hui, on entend des choses négatives sur les arabes. Nos jeunes marocains de la deuxième et troisième générations sont entrés en concurrence avec les Belges de souche et ont été souvent mis de côté, alors qu’ils étaient parfois plus compétents.

Mes enfants sont de la troisième génération. Ils sont nés et ont grandi ici, et même s’ils ont des prénoms arabes, ils sont Belges. Ils sont victimes de préjugés ici et au Maroc. Mais ils s’adaptent, tout comme moi. J’ai toujours voulu être reconnu : je me suis toujours adapté et j’ai été apprécié pour mes compétences. Mes enfants sont pleinement chez eux ici. Si un jour ils devaient prendre les armes pour défendre la Belgique, ils le feraient.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.




Photo 11 : Hamid Karchal

Hamid KARCHAL

 

photo Karchal

“Mes collègues et amis apprécient ma disponibilité, une qualité que j’associe à mes racines marocaines.”

Grand-Place, 13 décembre 2024, Auvelais.

Témoignage :

Je m’appelle Hamid Karchal et je suis né à Casablanca en 1985. En 2005, j’ai décidé de m’installer en Belgique pour y construire ma vie. Aujourd’hui, je suis père de deux merveilleux enfants : Shady, douze ans et Dalila, onze ans et, bien que divorcé de leur mère, je reste profondément investi dans leur éducation et leur épanouissement. Je suis désormais marié à une logopède originaire de Rabat.

Mon parcours familial est riche et a forgé mon caractère. Après la séparation de mes parents, j’ai été élevé par mon beau-père, un homme qui a toujours soutenu ma mère dans ses choix de vie. Ma sœur aînée s’est installée à Charleroi en 2000, suite à son mariage, et c’est chez elle que j’ai trouvé mes premiers repères en Belgique. Ma mère nous a rejoints en 2008, suivie de mon beau-père en 2010, après qu’il ait surmonté les contraintes liées à son travail au Maroc. Ces expériences m’ont appris l’importance de la résilience et des liens familiaux.

Sur le plan professionnel, je suis titulaire d’un baccalauréat en sciences obtenu au Maroc. Passionné par l’informatique, j’ai suivi plusieurs formations, notamment à Technofutur TIC à Gosselies, pour développer mes compétences dans ce domaine. Depuis 2016, je travaille pour l’administration communale de Sambreville en tant qu’informaticien. Mon poste est varié et stimulant : je m’occupe de l’entretien et du renouvellement du matériel informatique et j’assure un support technique pour des services essentiels comme l’État civil, la maison de repos et le CPAS. Parallèlement, j’ai créé ma propre société d’informatique, une initiative qui reflète mon esprit entrepreneurial.

En dehors du travail, je pratique la musculation, une discipline qui m’aide à rester en forme et à maintenir un équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Mes enfants, Shady et Dalila, pratiquent le judo, un sport que je considère essentiel pour développer leur discipline et leur confiance en eux.

Je suis convaincu que l’éducation est la clé de la réussite. Inspiré par ma propre expérience, où ma mère me réveillait à cinq heures du matin pour étudier, je transmets cette même discipline à mes enfants. Je leur apprends à choisir la voie de l’effort et de l’honnêteté car je crois fermement qu’il y a deux chemins dans la vie : celui de la facilité et celui du travail acharné. Une route noire et une blanche, comme je dis à mes enfants.

Mon intégration en Belgique s’est faite naturellement et je n’ai jamais ressenti de discrimination notable. Mes collègues et amis apprécient ma disponibilité, une qualité que j’associe à mes racines marocaines. Une seule expérience négative m’a confronté au racisme, mais j’ai été soutenu par mon directeur qui a su gérer la situation avec sérieux et bienveillance.

Certaines étapes de ma vie m’ont marqué : l’obtention de ma nationalité belge, le regroupement familial qui a permis à ma femme d’obtenir son visa et l’achat de notre maison au centre de Sambreville. Chaque année, je retourne au Maroc pour voir ma famille et découvrir de nouvelles régions. Ironiquement, mes proches là-bas me surnomment “le Belge”, un clin d’œil à l’évolution de mon parcours.

Je suis fier d’être un “Zmagri” (argot marocain pour “immigré”), à cheval entre deux cultures. Cette double appartenance me permet de porter un regard unique sur la vie, d’apprécier les richesses de chaque culture, et de transmettre à mes enfants des valeurs universelles d’effort, d’éducation et de respect.

Mon message aux parents d’origine marocaine est simple : investissez dans l’éducation de vos enfants, soutenez-les, et encouragez-les à s’épanouir à travers le sport et les activités sociales. Ensemble, nous pouvons bâtir une génération fière de ses origines et pleinement intégrée dans la société.

L’ensemble des photos et témoignages sont également repris dans l’ouvrage « Accords au présent », édité chez Couleur Livres.